Depuis plus de six décennies, le Sénégal s’est imposé comme l’un des rares États africains à ériger l’asile en véritable doctrine d’État, à la croisée de l’humanité, de la stratégie diplomatique, de la stabilité régionale et de la continuité juridique. Des premiers réfugiés bissau-guinéens fuyant la répression portugaise jusqu’aux présidents renversés, des intellectuels guinéens ou caribéens aux militants anti-apartheid, des opposants gambiens, aux victimes des coups d’État contemporains, le pays a constamment offert refuge, protection et visibilité. À travers cette histoire, souvent méconnue, se dessine l’identité singulière de Dakar comme capitale politique, intellectuelle et morale de l’Afrique de l’Ouest.
Ce dossier retrace, dans l’ordre chronologique, les grandes étapes de cette vocation, en éclairant les gestes d’accueil, les ruptures régionales, les réseaux intellectuels transatlantiques, les dynamiques de la justice internationale et la modernisation récente du droit de l’asile.
Depuis son accession à l’indépendance en 1960, le Sénégal s’est construit une tradition d’accueil qui dépasse le simple imaginaire culturel de la Téranga. Celle-ci, profondément enracinée dans les pratiques sociales sénégalaises, a fourni la matrice symbolique à partir de laquelle, les dirigeants ont élaboré une politique d’asile durable. L’hospitalité, dans ce contexte, n’est ni un geste circonstanciel ni une exception morale. Elle est une institution politique et diplomatique.
Dès 1968, le pays adopte la loi n° 68-27, incorporant dans son droit interne, les principes de la Convention de Genève (Les blessés et malades des forces armées en campagne ; les blessés, malades et naufragés des forces armées en mer ; les prisonniers de guerre ; les civils en temps de guerre) et de la Convention de l’OUA qui reprend, en l’élargissant, la Convention de Genève. Dans cette convention, toute personne fuyant des persécutions pour motifs de race, de religion, de nationalité, d’opinion politique ou contrainte de quitter son pays en raison d’une agression extérieure est considérée comme réfugiée).
La loi n° 68-27 introduit un cadre légal clair pour la gestion de l’asile. Elle marque la transition entre une hospitalité spontanée et une politique publique ordonnée. Le Sénégal devient ainsi l’un des premiers pays africains indépendants à intégrer pleinement le droit international dans son dispositif national.
Ce texte, consolidé par la loi n° 2022-01, donne au Sénégal, un cadre juridique robuste qui lui permet de gérer des flux variés. C’est ainsi que le pays a pu accueillir des exilés politiques, des réfugiés civils, des demandeurs d’asile individuels, des dirigeants déchus, des intellectuels menacés, et même deux anciens détenus de Guantánamo. Loin d’être un simple cadre technique, ce dispositif traduit la manière dont le Sénégal articule stabilité politique interne, position diplomatique de médiateur et capital symbolique panafricain. C’est ce triangle construit sur le droit, la diplomatie, et l’imaginaire, qui permet de comprendre pourquoi activistes, journalistes, opposants et anciens chefs d’État chassés du pouvoir ont fait du Sénégal, le point d’ancrage de leurs exils.
Cette construction s’est appuyée sur une réalité culturelle préexistante. La Téranga n’est pas une hospitalité naïve. Elle exprime une manière spécifique de se rapporter à l’étranger, fondée sur la protection, le partage et la responsabilité. Senghor en fait un instrument de prestige, Diouf l’a élevée au rang de capital diplomatique, Wade s’en est servi pour projeter le Sénégal sur la scène internationale et Macky Sall en a fait un pilier de sa diplomatie multilatérale.
Les fondations d’une politique d’asile
L’indépendance et les premières crises frontalières
Dès le lendemain de son indépendance, le Sénégal est confronté à ses premières vagues d’exil politique. La guerre coloniale menée par le Portugal en Guinée-Bissau, pousse les premiers réfugiés à traverser la frontière sud. Le problème date de 1960. Cette année-là la » province » portugaise de Guinée, coincée entre la Guinée-Conakry, indépendante depuis 1958, et le Sénégal, qui accédait alors à la souveraineté, a commencé de s’agiter. Çà et là, des petits groupes de maquisards font leur apparition, attaquant des représentants de l’autorité coloniale ou des détachements de l’armée portugaise. Lisbonne réagit vigoureusement en envoyant sur place, troupes et matériel.
Dès lors, des villages casamançais, accueillent ces familles parfois au péril de leurs propres réserves alimentaires. Au centre de Sédhiou (archive Journal Le Monde du 3 février 1965), comme dans les villages alentour, l’hospitalité se déploie avant même l’intervention de l’État. A l’époque, le président Senghor avait déclaré au reporter du Monde : « Le Sénégal reste une terre d’asile. Nous en sommes fiers et nous continuerons à accueillir ceux qui viennent ici chercher la paix. Mais, du fait du départ des troupes françaises, à cause aussi de l’engagement que nous avons pris d’aligner le prix de notre arachide sur les cours mondiaux, notre situation économique et financière est momentanément délicate. Les Français, qui ont toujours été nos amis, ne peuvent-ils nous aider à venir en aide à ces dizaines de milliers de réfugiés ? » L’ONU installe alors un commissariat aux réfugiés à Dakar, à la demande du gouvernement sénégalais, dans l’une des premières coopérations humanitaires d’envergure du pays.
La diplomatie senghorienne et l’articulation entre asile et engagement international
Sous Senghor, l’asile devient un instrument de politique étrangère. Dès les années 1970-1980, Dakar se positionne comme capitale des luttes de libération, centre de solidarité anticoloniale, et espace de socialisation des élites militantes africaines.
Le Sénégal s’affirme comme porte-voix institutionnel de la cause palestinienne. Depuis 1975, il préside de manière continue, le Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien à l’ONU.
Les discours d’Abdou Diouf à l’ONU insistent sur le « soutien constant » du Sénégal au peuple palestinien et sur la disponibilité de Dakar, à accueillir séminaires et conférences internationales sur ce dossier.
Cette diplomatie de principe s’accompagne, sur le terrain, d’une hospitalité politique concrète. La présence prolongée de représentants de l’OLP à Dakar, la proximité personnelle de Yasser Arafat avec les autorités sénégalaises et l’octroi d’un passeport sénégalais au leader palestinien, souvent mentionné dans les témoignages diplomatiques, fonctionnent comme des marqueurs d’un asile à la fois symbolique et opérationnel.
Cette vocation se manifeste dans l’accueil de militants de l’ANC et des réseaux anti-apartheid. À partir de 1975, la présence d’exilés sud-africains, namibiens et zimbabwéens se renforce. Dakar accueille des militants, des étudiants, des artistes et des journalistes fuyant les régimes oppressifs. Les archives des années 1980 de la presse sénégalaise montrent combien les journaux ont joué un rôle essentiel. Afrique Nouvelle, Sud Magazine, Wal Fadjri, Le Soleil publient tribunes, appels et analyses qui donnent visibilité à des combats souvent étouffés ailleurs.
En juillet 1987, la Conférence de Dakar, joue un rôle visible dans les réseaux anti-apartheid, en réunissant l’ANC en exil et des acteurs sud-africains comme l’Institute for Democracy in South Africa, (IDASA), des intellectuels, des partis d’opposition, pour discuter des scénarios de transition vers une Afrique du Sud postapartheid. Cette rencontre consacre Dakar comme lieu de médiation anticipatrice où s’est négocié une partie des futurs compromis politiques sud-africains.
C’est ainsi que se dessine le premier modèle. Une plateforme diplomatique pour les mouvements de libération, articulant accueil physique des cadres en exil et engagement institutionnel dans les arènes multilatérales.
La naissance d’un refuge intellectuel africain
Les années 1960–1970 voient l’arrivée de figures majeures de l’intelligentsia africaine. La Guinée de Sékou Touré produit un flux continu de réfugiés. Le Sénégal accueille enseignants, écrivains, diplomates et techniciens. Leur présence nourrit les réseaux intellectuels dakarois, renforce le pluralisme du débat politique et contribue à l’essor d’un environnement critique rare sur le continent.
Camara Laye (auteur de L’Enfant Noir), s’installe à Dakar après sa rupture avec le régime de Sékou Touré. Seydou Badian Kouyaté (Sous l’orage), pourchassé après le coup d’État de 1968 au Mali, trouve lui aussi refuge à Dakar. Joseph Ki-Zerbo, historien burkinabè, rejoint le milieu intellectuel dakarois.
Ces personnalités contribuent à structurer un espace de pensée où se croisent littérature, recherche et engagement politique. Les débats organisés à l’Université de Dakar, les rencontres du Musée Dynamique, les séminaires du CODESRIA créent un écosystème dans lequel, les exilés africains peuvent non seulement survivre, mais écrire, enseigner et publier.
L’exil caribéen : l’apport décisif des Haïtiens
Parallèlement aux exilés africains, Dakar accueille dès les années 1960 des artistes et des intellectuels haïtiens fuyant la dictature des Duvalier. Lucien Lemoine et Jacqueline Scott-Lemoine s’imposent comme des figures majeures du théâtre sénégalais. Leur empreinte se retrouve dans le jeu des comédiens du Théâtre National Daniel Sorano, dans les archives radiophoniques, dans les ateliers de diction qu’ils ont animés. Les Lemoine s’ancrent dans les institutions culturelles, tandis que l’’influence haïtienne enrichit la scène sénégalaise en y introduisant de nouvelles esthétiques, thèmes et voix.
L’Université de Dakar quant à elle, bénéficie de l’arrivée de spécialistes du créole, d’historiens du monde caribéen et de comparatistes, qui introduisent les révolutions atlantiques, les littératures créoles et les imaginaires caribéens.
Cette présence ancre le Sénégal dans une géographie intellectuelle reliant Afrique et Caraïbe.
L’exode mauritanien et la première grande crise de masse
La crise mauritano-sénégalaise de 1989 ouvre une nouvelle séquence dans l’histoire du refuge. Les expulsions massives orchestrées en Mauritanie conduisent des dizaines de milliers de Négro-Mauritaniens à traverser le fleuve. L’accueil est massif et durable. Une partie de ces réfugiés vit encore au Sénégal aujourd’hui. Cette crise fonde l’expérience sénégalaise de l’asile de masse et pose les bases d’un engagement humanitaire de long terme.
Les présidents en exil et la stabilisation régionale
Ahmadou Ahidjo, le précédent fondateur
L’arrivée à Dakar en 1984, de l’ancien président camerounais Ahmadou Ahidjo, condamné à mort par contumace, crée un précédent inédit. Le Sénégal devient refuge pour un dirigeant déchu, choisissant la protection plutôt que l’extradition dans un contexte politique tendu. Ce geste assoit la réputation de Dakar comme sanctuaire politique.
Hissein Habré, de l’asile politique au laboratoire de justice pénale
Le cas de Hissein Habré, président du Tchad de 1982 à 1990, constitue un tournant majeur dans l’histoire de l’asile au Sénégal. Après sa chute, Habré se réfugie à Dakar, où il demeure de nombreuses années sans être inquiété.
Sous la pression conjuguée des victimes, des ONG et des décisions de la Cour internationale de Justice, le Sénégal est rappelé à ses obligations au titre de la Convention contre la torture. Il doit poursuivre ou extrader l’ancien chef d’État.
En 2012, l’Union africaine et le Sénégal s’accordent pour créer les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises, compétentes pour juger les crimes internationaux commis au Tchad entre 1982 et 1990.
Le procès Habré, ouvert en 2015 et conclu en 2016 par une condamnation à la prison à perpétuité transforme le Sénégal en laboratoire africain de justice pénale internationale, démontrant qu’un État d’asile peut, sous certaines conditions, devenir aussi un État de jugement.
Dawda Jawara, Yahya Jammeh et la Gambie sous tension
Le 22 juillet 1994, un coup d’État conduit par Yahya Jammeh renverse le président gambien Dawda Jawara. Dans les heures qui suivent, il est exfiltré par un navire américain puis accueilli au Sénégal, où il vivra plusieurs années avant de pouvoir rentrer en Gambie au début des années 2000.
Cet épisode illustre le rôle du Sénégal comme État tampon qui protège son voisin pour la stabilité de la Casamance.
Plus tard, le régime fort de Yahya Jammeh transforme Dakar en base arrière de la dissidence. Les opposants gambiens y organisent conférences, réseaux de plaidoyer et campagnes médiatiques. La presse sénégalaise, indépendante, amplifie leurs voix et contribue à leur visibilité.
La rétractation de Jammeh après sa défaite électorale provoque l’afflux de milliers de civils gambiens vers le Sénégal. Villages et villes ouvrent leurs portes. L’intervention de la CEDEAO rétablit l’ordre, mais le Sénégal reste la principale terre d’accueil des activistes gambiens.
Amadou Toumani Touré, l’exil discret d’un président démocrate
Le renversement d’ATT en mars 2012 conduit le Sénégal à accueillir un dirigeant connu pour son engagement démocratique Dans le cadre de l’accord de restauration de l’ordre constitutionnel, ATT démissionne le 8 avril et quitte ensuite le Mali pour se réfugier au Sénégal, où il est officiellement accueilli avec sa famille. Il vivra à Dakar pendant près de cinq ans, avant de rentrer à Bamako fin 2017.
Là encore, l’exil au Sénégal est associé à une forme de neutralisation pacifique du conflit de succession. Le pays hôte garantit la sécurité de l’ancien président, tout en laissant aux acteurs maliens et régionaux la responsabilité de la recomposition politique interne.
La continuité de l’exil intellectuel et académique
Tout au long des années 1990–2000, Dakar consolide son image de capitale intellectuelle africaine. L’activité du CODESRIA, le dynamisme des lettres sénégalaises, la présence d’universitaires exilés africains et caribéens renforcent une identité intellectuelle singulière, où la liberté d’expression constitue un atout diplomatique.
Solidarité sénégalaise haïtienne, justice internationale, modernisation juridique et nouveaux défis régionaux
À la suite du dévastateur séisme survenu en Haïti en janvier 2010, le président Abdoulaye Wade avait annoncé l’accueil symbolique de réfugiés haïtiens au Sénégal, présenté comme la « terre mère » de peuples issus de la traite. Cette initiative, mêlant solidarité humanitaire et geste panafricaniste, visait à offrir un asile provisoire à des familles sinistrées. Quelques dizaines de personnes furent ainsi transférées à Dakar, où un dispositif d’accueil provisoire avait été mis en place. L’opération demeure l’un des épisodes marquants de la diplomatie humanitaire du Sénégal au début de la décennie 2010.
L’accueil des ex-détenus de Guantánamo
En 2015 et 2016, le Sénégal accepte d’accueillir deux anciens détenus de Guantánamo. Ce geste humanitaire, discret mais symboliquement fort, inscrit le pays dans les enjeux globaux de la sécurité internationale et du respect des droits humains.
Les crises continuelles : Mali, Guinée-Bissau, Mauritanie et Gambie
La fragmentation du Sahel, les coups d’État successifs en Guinée-Bissau, les tensions identitaires mauritaniennes persistantes et les turbulences gambiennes continuent de projeter vers le Sénégal des exilés politiques, des réfugiés civils et des acteurs de la société civile. Dakar demeure un pôle de stabilité et un espace de respiration démocratique.
L’exil d’Umaro Sissoco Embaló
Le mois dernier, le renversement d’Umaro Sissoco Embaló conduit à son accueil à Dakar. Moins de quarante-huit heures plus tard, l’ancien chef de l’État bissau-guinéen quittait discrètement Dakar pour Brazzaville. Ce départ rapide a illustré la gestion mesurée par Dakar d’une situation délicate. Il témoigne également de la coordination diplomatique mise en œuvre au plan régional, pour faciliter son transfert vers le Congo.
Cette hospitalité s’inscrit dans la continuité des précédents Jawara et ATT, tout en tenant compte des leçons du procès Habré.
Le rôle décisif des ONG et de la société civile
Depuis une quinzaine d’années, la gestion de l’asile s’appuie sur une société civile active. Amnesty International Sénégal, Article 19, RADDHO et Caritas offrent assistance juridique, psychosociale, administrative et documentaire aux populations exilées. Leur expertise contribue à renforcer la qualité de la protection et à humaniser les procédures.
Un état-refuge face aux obstacles du siècle
Au terme de soixante-cinq années d’histoire, le Sénégal apparaît comme l’un des rares États africains à avoir donné à l’asile un contenu politique, diplomatique, juridique et intellectuel. Cette constance a façonné une identité souveraine, fondée sur la stabilité interne, la liberté de la presse, la vitalité universitaire, la conscience panafricaine et l’engagement international.
Le contexte régional et global exige désormais de nouvelles adaptations. Les menaces sécuritaires au Sahel, les crises politiques récurrentes en Guinée-Bissau, les tensions persistantes en Mauritanie, les effets du changement climatique et les recompositions géopolitiques post-pandémie imposent au Sénégal de réinventer sa doctrine sans renoncer à son héritage. La capacité de l’État à préserver son ouverture tout en assurant sa sécurité déterminera l’avenir de Dakar comme capitale des exils africains.
Ce rôle ne relève ni du hasard ni d’une simple bienveillance culturelle. Il est l’expression d’un choix historique, renouvelé de décennie en décennie. Celui d’être un refuge pour les peuples, un médiateur pour les crises, et un phare intellectuel pour un continent en quête de stabilité.
Henriette Niang Kandé
