Je suis Aissatou Thiam,
une voix parmi des millions,
mais une voix qui refuse le silence
et qui veut, modestement, faire partie de la solution.
Plusieurs intervenants ont déjà beaucoup dit,
et je les rejoins pleinement.
Mais permettez-moi d’emprunter un autre angle.
Parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas l’information qui manque au Sénégal :
c’est le choc qui oblige à ouvrir les yeux.
Permettez-moi d’être directe.
Ce qui nous réunit ici n’a rien d’un exercice académique,
ni d’un débat technique,
ni d’un rituel institutionnel.
Ce qui nous réunit aujourd’hui,
c’est une faillite humaine.
Une faillite tellement profonde
qu’elle traverse les murs de nos maisons,
et jusqu’aux pièces les plus intimes de nos vies.
Tout à l’heure, Mme Ngoné Ndoye a évoqué l’histoire de cette jeune femme,
retrouvée morte dans sa propre chambre.
Une histoire qui a secoué le pays sur la toile.
Un choc.
Un symbole.
Mais permettez-moi d’aller plus loin.
Ce qui me bouleverse dans cette histoire,
ce n’est pas seulement la tragédie.
C’est ce qu’elle dit de nous.
Ce n’est pas sa mort qui devrait nous réveiller :
c’est notre absence collective.
Ce n’est pas son silence qui fait peur :
c’est le nôtre.
Ce n’est pas la durée où elle est restée là, seule,
c’est la disparition de cette vigilance humaine
qui faisait autrefois la force de nos familles.
Il fut un temps où,
si un.e voisin.e manquait à une habitude de sa routine,
on s’en inquiétait.
On vérifiait.
On se mêlait, oui,
mais c’était une forme d’humanité.
Aujourd’hui,
une personne peut mourir dans la pièce d’à côté
sans que ceux qui dorment sous le même toit qu’elle
ne s’en rendent compte.
Voilà la crise.
La vraie.
La plus grave.
La plus inacceptable.
Pas une crise politique.
Pas une crise économique.
Une crise du lien humain.
Une crise de l’attention.
Une crise de l’empathie.
Une crise de la présence.
Et au cœur de cette fracture,
il y a une phrase de mon père qui me revient.
Sama baye dafay wax ni :
« aduna dou yakhou loudoul lu djitou djikou yakhou;
kone bou niou beugué aduna djak,
nite la niouy deffar. »
Le monde ne s’abîme jamais seul.
Ce sont les humains qui,
par leurs négligences,
leurs complaisances,
leurs renoncements,
finissent par fissurer la Terre.
Si nous voulons que le monde aille mieux,
il faut commencer par réparer l’humain.
Et laissez-moi ajouter quelque chose
qui va peut-être déranger,
mais que nous nous répétons comme un refrain collectif :
On aime se rassurer en disant :
« Sénégal du taak wala du yàqhou,
ndakh danio am ay mag yu bakh yu fi téud. »
Le Sénégal ne coulera jamais, dit-on,
parce que Serigne Touba est enterré ici,
parce que Mawdo Malick Sy repose ici,
parce que El Hadj Ibrahima Niass dort ici.
La liste est longue.
Parce que leurs prières sont devenues, pour nous,
des amulettes collectives.
On se dit que la pirogue Sunugal peut tanguer,
mais ne fera jamais naufrage,
grâce à eux,
grâce à leur lumière,
grâce à leurs œuvres,
grâce à leurs prières.
Mais laissez-moi vous dire la vérité,
avec tout le respect dû à ces géants de l’âme :
Ces hommes n’ont jamais été des excuses.
Ils ont été des modèles.
Ces hommes n’ont jamais dormi sur leur spiritualité.
Ils ont œuvré.
Ils ont lutté.
Ils ont travaillé nuit et jour
pour maintenir ce qui faisait d’eux
des humains complets,
des êtres exigeants,
des consciences debout,
des cœurs en service constant.
Mais nous…
nous avons transformé leur héritage
en matelas pour notre complaisance.
Nous avons pris leur rigueur
pour une assurance tous risques.
Nous avons pris leur sacrifice
pour un parapluie permanent.
Nous avons pris leurs œuvres
et nous en avons fait une excuse
pour ne plus nous remettre en question.
Nous disons :
« Le pays ne tombera pas.
Nos saints veillent. »
Mais eux-mêmes
n’auraient jamais accepté
qu’on s’endorme en leur nom.
Eux-mêmes n’auraient jamais cautionné
que l’on s’appuie sur leur grandeur
pour justifier notre négligence.
Ce qui faisait d’eux de grandes personnes,
ce n’est pas leur tombe ici.
C’est leur vie.
Leur cohérence.
Leur discipline.
Leur humanité sacrée.
Alors osons dire ceci, clairement :
Le Sénégal ne restera pas debout
parce que nous avons des saints enterrés ici,
mais seulement si nous sommes capables
d’incarner, à notre mesure,
ce qu’ils ont incarné à la leur.
Leur héritage ne nous protège pas.
Il nous oblige.
Il nous convoque.
Il nous responsabilise.
Il nous regarde.
Et si la pirogue Sunugal tient encore debout,
ce n’est pas grâce à nos certitudes.
C’est grâce au peu de vigilance humaine
qu’il reste en nous.
Si nous voulons que cette nation ne sombre jamais,
alors il va falloir arrêter d’attendre
que les morts prient à la place des vivants.
Il va falloir redevenir humains.
Dignes.
Responsables.
Veillant les uns sur les autres.
Comme eux l’étaient.
Le Sénégal n’est pas brisé.
Mais le Sénégal a besoin d’être ré-aligné.
Ré-aligné sur ses fondamentaux :
sur ce sens communautaire qui nous maintenait debout,
sur ce respect intergénérationnel qui nous apprenait la patience,
sur cette spiritualité qui nous rappelait que toute puissance est éphémère,
sur cette solidarité qui faisait de chacun de nous
une extension de l’autre.
Nous ne sortirons pas de cette crise
en cherchant des coupables.
Nous en sortirons
en redevenant responsables.
Parce qu’un pays ne se sauve pas
par la perfection de ses lois,
mais par la qualité de ses comportements.
Parce qu’une société ne se renforce pas
par les discours,
mais par les actes du quotidien.
Et parce qu’un peuple ne se relève jamais
par l’austérité de ses institutions,
mais par la force morale
de ses citoyens.
Cette force, nous l’avons perdue.
Il est temps de la retrouver.
Et j’aimerais que l’on comprenne ceci :
Nous sommes à un seuil.
Le seuil où une nation se tient entre ce qu’elle était
et ce qu’elle peut devenir.
Le seuil où le miroir devient trop clair
pour qu’on détourne les yeux.
Le seuil où les fractures qu’on maquillait
apparaissent en plein jour.
Le seuil où le silence devient trop lourd
pour être porté.
Et c’est dans ces instants-là,
dans ces ouvertures brutales,
dans ces vérités qui bousculent,
que naissent les grandes transformations.
Nous ne sommes pas réunis ici
pour dresser l’inventaire d’un pays abîmé.
Nous sommes ici pour allumer quelque chose.
Pour ranimer ce qui vacille.
Pour réapprendre à marcher ensemble.
Pour replacer l’humain enfin au centre.
Parce que notre crise n’est pas d’abord politique ou économique.
Elle est une crise du lien.
Une crise du regard.
Une crise du vivre ensemble.
Une crise de la dignité.
Une crise de la relation.
Relation à soi.
Relation aux autres.
Relation aux institutions.
Relation à la vérité.
Relation à la mesure.
Relation à la parole donnée.
Voilà pourquoi je dis ceci,
sans détour,
sans poésie :
Nous ne sortirons pas de cette crise
avec des excuses.
Nous en sortirons
avec des êtres humains réparés.
Des humains qui veillent.
Qui voient.
Qui s’inquiètent.
Qui refusent que l’on meure
dans la pièce d’à côté
sans que personne ne le remarque.
Des humains dignes.
Responsables.
Présents.
Nous arrivons à ce moment où la vérité ne peut plus être contournée.
Parce qu’un pays s’effondre toujours
par indifférence,
et se relève toujours
par attention.
C’est pourquoi, avant d’aller plus loin,
permettez-moi de formuler un appel.
Un appel simple, mais déterminant.
Un appel qui commence ici, mais qui ne doit pas mourir dans cette salle.
Que d’ici commence la rupture,
la rupture avec nos silences,
nos habitudes qui détruisent,
notre complaisance devant l’inacceptable.
Que d’ici naisse la prise de conscience,
la lucidité courageuse
qui nous oblige à regarder la vérité en face,
sans maquillage, sans détour, sans faux-semblants.
Que d’ici surgisse le sursaut,
celui qui redresse les nations, relève les peuples,
et rappelle à chacun sa part de responsabilité.
Et que d’ici s’ouvre enfin le temps de la réparation,
la réparation de l’humain, du lien, de la présence,
la réparation de ce qui fonde une société digne.
Parce que, et nous devons en être certains,
nous ne sauverons pas le Sénégal par les lois,
mais par les comportements.
Pas par les institutions,
mais par les relations.
Pas par les saints du passé,
mais par les humains du présent.
Le monde change toujours
par celles et ceux qui décident de se tenir debout
avant même que la lumière ne revienne.
Alors debout.
Maintenant.
Ensemble.
Nañu défarat sunu toggay yi.
Je vous remercie.
*REFLEXION SUR LA CRISE SOCIETALE AU SENEGAL
Organisée par l’ANSTS et la SA-ANSTS
29 novembre 2025 à Azalaï Hôtel – Dakar
