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Quand l’audimat se substitue au directeur de programme : la fin de l’hypocrisie (Par A.K Cissé)

Si le coronavirus fait porter des masques, en revanche, la révolution des médias en cours dans nos pays en fait tomber.  L’irruption du numérique dans l’espace médiatique a bouleversé le paradigme dialectique de diffusion/réception. Les opérateurs de l’audiovisuel n’imposent plus leur diktat programmatique et le spectateur n’est plus celui qui subit passivement ce qu’on lui propose et dont il n’a pas le choix de zapper ou de regarder.  Jusqu’à une époque  récente, au Sénégal, par exemple, le public s’arrogeait le droit de dénoncer l’indigence des programmes TV mais personne ne savait avec certitude ce que  les téléspectateurs ont regardé la veille. Derrière son poste de télé et loin du centre de diffusion, le passionné de films dits adultes pouvait tranquillement se régaler de sa “soirée rose” et se permettre dès le lendemain de dénoncer avec virulence la perversité des chaines de télévision. Or, avec la révolution des médias, l’espace numérique ne cesse de révéler la face cachée de la nature humaine. Celui qui porte le masque de Bacchus la nuit, ne peut plus se prévaloir du costume d’Appolon le jour. Les masques sont tombés ! car avec ou sans masque on sait ce que vous avez regardé la soirée et que vous cachez le jour. Avec l’avènement de la Télévision Numérique Terrestre (TNT) et des agrégateurs sur le fil de l’internet comme YouTube et Dailymotion,  les données ont changé.

Sans remettre la protection des données personnelles en cause, il est possible,  en cas d’investigation, de déterminer avec précision ce qu’un téléspectateur a regardé à un moment donné de la journée. Avec l’explosion du multimédia, l’on s’est peu rendu compte que c’est le public, c’est à dire les téléspectateurs ou les internautes qui fixent le programme en laissant des traces (cookies) de leurs préférences.  Le directeur des programmes suit tout simplement les tendances, c’est-à-dire, ce que l’audimat désire. Et si l’on s’y oppose en moralisant, argument ad hominem posé, “le client est roi !”  Sur la base de cette logique rhétorique articulant l’offre à la demande, on peut se demander si  les chaines de TV et les sites internet sont réellement responsables de la crétinisation de la jeunesse. Tout au plus, ces agrégateurs de contenus multimédia ou diffuseurs peuvent être considérés, dans cette mise en scène, comme des adjuvants du public, de la jeunesse en particulier, qu’ils accompagnent dans  sa descente aux enfers d’individus sans repères. Nous accusons donc à tort les sites internet de leur irresponsabilité dans la publication des infos sensationnels estampillées sexe, drogue et violence sur fond de  polémiques tragiquement puériles.

En réalité, la majorité de la jeunesse, des adultes aussi (?) connectée en raffole, c’est ce qui marche et qui attire les téléspectateurs et les internautes.  S’il est possible de canaliser et de surveiller les enfants, tel n’est pas toujours le cas pour les jeunes adultes qui sont souvent de « grands adolescents », légalement responsables et justiciables, mais peu mature ; et à la recherche de leur identité.  Rien qu’un titre suggestif, illustré d’image choc mais au contenu vide de sens utile attire l’audience …bêtement!  La course effrénée au nombre de “vues” et “j’aime” en est la preuve la plus illustrative, encore que les auteurs des images et  vidéos visent des intérêts pécuniaires inavoués : « partagéleen vidéos yi » pour dire partager les vidéos est le modus operandi des youtubeurs/activistes pour alimenter les comptes monétisés.

Sur la TNT aussi le même phénomène est observé à travers le zapping. Dans un pays considéré comme néo féodal et très attaché aux valeurs religieuses, il est curieux de constater que les chaines d’obédiences religieuses n’arrivent pas à prendre leur envol.  Aucune chaîne religieuse n’a vraiment réussi à faire la différence parmi les plus grandes telles que Lampfall, Touba TV, Mourchid et Asfiyahi.

Ces chaines confrériques ne sont pas bien suivies, elles sont derrières les chaines généralistes traditionnelles TFM, 2STV, RTS, SEN TV et DTV. Même durant le mois béni de Ramadan ces chaines islamiques sont à la traine. A titre illustratif, Télémusik une chaine de divertissement cent pour cent musique bouscule la hiérarchie sur le réseau TNT durant le mois de Ramadan. Elle arrive,  devant les chaines religieuses. Pourtant une enquête au  micro-trottoir sur la préférence des chaînes durant le ramadan révélera la majeure partie des téléspectateurs soutenant mordicus qu’ils suivent les chaines religieuses. On aura donc des spectateurs très libertins derrière la caméra mais  très pieux devant. Serions-nous tentés de dire hâtivement que les peuples n’ont que les presses qu’ils méritent. Ou bien encore “dis moi quel média tu as, je te dirai quelle peuple tu es!” C’est le lieu de se questionner sur la boutade de la journaliste Liliane Roudière dans son essai critique sur la société contemporaine Les gens honnêtes ont-ils un avenir ? – En finir avec les gougnafiers… Au Sénégal, les gens sérieux ont-il un avenir face à l’émergence du culte de la médiocrité? Des spectateurs ou des lorgneurs en quêtes  de sensations fortes dictent leur loi et font que de piètres artistes  prennent le dessus sur les  tenants des valeurs, non pas seulement religieuses mais aussi positives; valeurs qui fondent justement toute action progressistes sur la rampe de la véritable émergence. En occupant les média, les médiocres crétinisent les enfants par leurs pas de danses suggestifs et leur langage ordurier.  

Et si les annonceurs avaient une idée de la Médiamétrie! Malheureusement, l’opérateur de la TNT n’a pas encore mis en place une procédure de publication des statistiques de l’audimat pour faciliter le travail aux annonceurs.  Et les sites internet qui ont parfois plus de 100 mille abonnés ignorent leur force et cherchent une fréquence télé ou radio pour élargir leur audience. Ce qui est normal. Or, il est établi qu’ils sont plus rentables et mieux suivis que les média traditionnels qui ne vont pas certes disparaitre totalement, mais vont perdre du terrain et dans la foulée toute attractivité surtout dans les pays socialement et économiquement déstructurés comme les nôtres. Les sites internet font et défont l’actualité. Les médias traditionnels sont dans l’analyse sans avoir toujours l’exclusivité. YouTube et Dailymotion demeurent des indicateurs pertinents parce que le nombre de vues est publié systématiquement et il est difficile d’y trouver des vidéos religieuses sénégalaises avec des milliers de vues en un après midi à l’exception de celles qui jouent sur le tempo du langage vulgaire. Or,  chaque weekend, les émissions de divertissement atteignent les 100 mille vues avant la fin de l’émission.

Pourtant, le saint coran nous rappelle que la vie est une partie de jeu, de loisir et de divertissement, même si nous tairons le reste tous les esprits éclairés connaissent la suite logique du verset à savoir que l’au-delà est meilleur et vous garantit le paradis éternel dans la perspective islamique. Par conséquent, doit-on s’attacher aux plaisirs vains et éphémères de la terre pour se priver du bonheur vrai et éternel du paradis sacrifiés sur l’autel de nos jouissances terrestres ?   Or, le problème ne se situe pas là ; si le coran  intemporel nous donne un tel domaine de définition de la vie sur terre  lahibou wa lahwoun – jeu et jouissance – c’est justement pour nous en indiquer les dérives car ne causant que rivalités et vanités, concurrences et concupiscences, bref folklore et futilités. Et ce, jusqu’à l’irruption brutale de la mort, un rendez vous certain, de date incertaine.

En dernière analyse, gare aux chasseurs de plaisirs, au directeur des programmes, le public. Le public friand des publications salaces, le public qui se cache derrière le clavier ou la télécommande pour apprécier et commenter  en dissimulant son hypocrisie. Mais si les masques commencent à tomber par le traçage numérique terrestre dans ce bas-monde, on assiste à la fin de l’hypocrisie et dans l’au-delà, ce sera la transparence totale.

Ahmed Karim Cissé

Innovateur social

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