Quand l’alternance ne suffit plus… Pour que la promesse survive au pouvoir, il faut que la conscience survive aux hommes (Par Astou Thiam)

Ces jours-ci, un film sur Valdiodio Ndiaye est à l’affiche au Pathé.

Un homme qui, en 1958, avait vu venir la fracture avant qu’elle ne devienne un gouffre.

Un homme qui savait lire ce que d’autres refusaient de regarder.

Depuis que j’ai vu ce film, des questions me travaillent, obstinées, tenaces, dérangeantes :

Et si ce que nous vivons aujourd’hui n’était qu’un écho ?

Avec le parfum politique qui flotte dans l’air, est-ce vraiment une simple coïncidence ?

Ou l’Histoire tente-t-elle, encore une fois, de nous tendre un miroir ?

Connaissons-nous seulement notre propre récit politique ?

Et surtout, avons-nous tiré la moindre leçon de nos rendez-vous manqués ?

La force de Valdiodio n’était pas de prédire l’avenir ; c’était de comprendre, avant les autres, que les crises les plus graves ne naissent pas des adversaires, mais des frères politiques qui cessent de se comprendre. Et ce malentendu-là, le Sénégal en porte encore la cicatrice.

J’avais répondu à ceux qui me demandaient d’écrire sur la situation que c’était de la foutaise. Mais la mémoire, parfois, vous rattrape par le col. Alors j’écris, non pas pour la polémique du moment, mais pour ce qu’il nous reste de mémoire, justement.

Le pays est sorti de l’euphorie. Nous entrons dans le temps du décanté.

Même pas encore deux ans.

C’est peu sur l’échelle d’une nation, mais assez pour voir qu’entre le rêve d’hier et les crispations d’aujourd’hui, quelque chose s’est déplacé. Le 2 avril 2024, nous avions cru assister à la réconciliation rare entre la rue, l’urne et l’espérance. Un président venu du rang, un Premier ministre forgé dans la contestation, un parti incarnant la rupture. Pour beaucoup, le duo Diomaye–Sonko n’était pas seulement un attelage, c’était un symbole. La preuve vivante que, parfois, l’histoire accepte de se laisser bousculer.

Mais le pouvoir a une manière bien à lui de tester les alliances, il ne les juge pas au moment des slogans ; il les éprouve au moment des contradictions.

Et c’est là que nous en sommes.

Nous avons fixé les yeux sur les acteurs. Et oublié le théâtre.

Il y a des moments où la nation ressemble à une maison silencieuse. On entend un craquement au plafond, on croit que c’est une poutre. Mais souvent, ce n’est pas la poutre qui est en cause : c’est la charpente entière. Ce que l’on appelle aujourd’hui « tension entre Diomaye et Sonko » n’est rien d’autre qu’un bruit dans la maison Sénégal.

Et ce bruit révèle plus que deux hommes, il nous révèle.

Depuis quelques semaines, l’espace public s’enflamme, s’agite, s’embrase. On exige des clarifications, on prend parti, on déchiffre des mimiques, on scrute des silences. Mais à force de regarder la scène, nous ne voyons plus le théâtre. Nous commentons les acteurs en oubliant l’Histoire.

Or l’Histoire est plus grande que ses acteurs.

Les fractures d’un pays ne naissent pas dans les urnes, mais dans les attentes

Les nations ne se brisent pas quand elles changent de dirigeants, mais quand elles réalisent que leurs attentes dépassent ce que ces dirigeants sont capables d’incarner. Ce qui se joue aujourd’hui au Sénégal ne relève pas d’une rupture électorale, mais d’une rupture intérieure. Un moment qui ne demande ni passion aveugle, ni vindicte facile : seulement le courage lucide de regarder en face ce que nous sommes devenus… et ce que nous avons promis d’être.

L’alternance de 2024 n’a pas été un simple changement de gouvernants : elle a été un acte de foi.

Un peuple a cru qu’il pouvait enfin rafraîchir le pays, lui redonner souffle, dignité, justice. Le duo Diomaye–Sonko est né de cette foi, presque comme un enfant né d’une même espérance. Mais aujourd’hui, quelque chose se fissure. Non pas la promesse elle-même, mais la capacité à la porter ensemble. Et c’est là que commence la vérité.

Ce qui semble être une tension n’est souvent qu’un signal, un symptôme qui précède les véritables fractures. Ce moment politique ne fait que mettre en lumière des fragilités anciennes : perte de repères, fatigue morale, effritement du lien social. Elles précèdent la moindre divergence au sommet. Le duo ne crée pas la crise. Le duo la révèle. Et dans un pays blessé, même une ombre peut faire trembler le mur.

Nous n’avons pas élu deux camps, nous avons élu une cohérence.

Le peuple sénégalais n’a pas voté pour arbitrer, chaque matin, un bras de fer discret entre le Président et son Premier ministre. Il n’a pas voté pour devenir psychologue de l’exécutif. Il a voté pour un projet. Ce projet avait un visage pluriel, c’est vrai. Il reposait sur une confiance, le croyant en Diomaye, le militant de Sonko, le fatigué du système, le jeune au bord de la mer, tous avaient accepté l’idée qu’il n’y aurait pas de compétition interne, mais une complémentarité assumée.

Aujourd’hui, ce que le citoyen perçoit, au-delà des communiqués soigneusement rédigés, c’est autre chose : des prises de parole qui se répondent sans se rejoindre, des clarifications qui embrouillent davantage,

des choix politiques qui semblent parfois plus guidés par des équilibres internes que par l’urgence du pays. Ce n’est pas un crime. C’est humain. Mais gouverner, ce n’est pas vivre ses humanités en direct. C’est savoir les dompter pour ne pas les faire payer aux autres.

Quand le duo vacille, ce n’est pas l’un ou l’autre qui tremble, c’est la promesse.

On peut discuter à l’infini pour savoir qui, du Président ou du Premier ministre, a « raison » sur telle nomination, telle stratégie, telle coalition. Mais la vraie question n’est pas là. La vraie question est : à chaque fois que le duo se fissure, que perdons-nous collectivement ?

Nous perdons du temps, d’abord. Or le temps, dans ce pays où la mer avale nos enfants et où l’inflation grignote les salaires, est devenu un luxe que nous n’avons plus. Nous perdons de la clarté. Or un peuple peut supporter la douleur, la lenteur, les détours… 

Mais il supporte mal l’opacité, l’impression qu’on lui cache la nature exacte des batailles qui se jouent au sommet. Nous perdons enfin cette force symbolique fragile : l’idée que, pour une fois, des hommes pouvaient habiter le pouvoir sans se laisser happer par lui.

Quand le Premier ministre rappelle qu’il « travaille pour le Sénégal » et non pour le Président, quand le Président compose avec des figures politiquement disqualifiées hier, au nom d’un réalisme politique mal expliqué, ce que le citoyen entend, au fond, c’est ceci : « Nous ne sommes plus sûrs d’être sur la même ligne. » Et si eux ne sont plus sûrs, comment nous demander de l’être à leur place ?

Le vrai danger n’est pas la dispute : c’est le glissement vers un ancien logiciel

Nous ne sommes pas naïfs. Nous savons que tout pouvoir se discute, se négocie, se dispute. Nous savons que les alliances se tissent dans la complexité, pas dans les photos officielles. Le danger n’est pas là. Le danger, c’est de voir se refermer sur nous le piège que nous pensions avoir brisé : celui où un système en remplace un autre en copiant ses réflexes, ses réflexes de protection, ses silences, ses recyclages, une répétition inconsciente du passé.

Quand des visages de l’ancien monde réapparaissent sous des habits neufs, quand la presse se sent étranglée par des décisions fiscales sans concertation réelle, quand la justice est à nouveau prise à partie à coups de déclarations musclées, une question monte, simple, brutale : Avons-nous changé de régime ou seulement changé les contours d’un même récit ? Le danger n’est pas la dispute. Le vrai danger, c’est la reproduction discrète du vieux logiciel du pouvoir : l’entre-soi, la centralisation du contrôle, la peur de partager le mérite. Si nous n’en nommons pas clairement les mécanismes, nous finirons par rejouer, malgré nous, exactement ce que nous pensions combattre.

Il est temps de parler entre adultes, au pays, pas au fan-club

Nous n’avons pas besoin d’apaisements de façade ni d’éclats calibrés pour des camps internes. Nous avons besoin d’une parole adulte. Une parole qui dit :

« Nous avons sous-estimé l’ampleur du désastre financier. »

« Nous avons peut-être péché par suffisance dans certaines nominations. »

« Nous avons parfois été tentés par le réflexe de clan. »

« Nous devons corriger la trajectoire, ensemble. »

Ce n’est pas de la faiblesse.

C’est de la maturité.

On attend d’un Président qu’il soit le gardien du cap, d’un Premier ministre qu’il soit l’ingénieur de l’action, d’un parti qu’il soit la conscience exigeante, pas la meute.

On attend d’eux qu’ils se disputent s’il le faut, mais dans la discrétion des murs, pas sur la place publique démocratique comme un feuilleton où l’opinion serait réduite au rôle de spectatrice inquiète.

Le Sénégal n’est pas un stade. Ce pays n’a pas besoin d’ultras, il a besoin de citoyens.

Ce que nous devons aux morts, à la mer, et à ceux qui tiennent encore debout

Il y a une chose qu’on oublie trop vite dans les querelles de sommet : les morts. Ceux qui sont tombés lors des manifestations, ceux qui se sont noyés à quelques kilomètres d’ici, ceux qui ont mis leur jeunesse en gage sur la promesse d’un pays qui se relève. Quand des tensions éclatent au sommet de l’État, ce ne sont pas seulement des sensibilités blessées. Ce sont des sacrifices méprisés, si l’on n’y prend garde. Nous ne pouvons pas demander aux mères endeuillées, aux pères épuisés, aux jeunes en transit dans les gares routières du monde, de patienter encore, pendant que nous jouons à qui aura le dernier mot. Nous avons une dette.

Une dette envers ces vies cassées, envers ceux qui ont cru au point de risquer plus que leur confort : leur liberté, leur intégrité, parfois leur peau. Cette dette nous oblige, toutes et tous, à une posture différente.

Un mot pour chacun

Cette contribution n’est pas pour prendre parti entre Diomaye et Sonko. Ni pour ajouter une voix à un chœur de supporters. C’est plutôt pour dire ceci, avec la fermeté que permet l’amour de son pays :

* Président Faye, vous n’avez pas le droit de vous laisser confisquer par les calculs, ni de vous laisser enfermer dans un cercle de conseillers qui vous éloigne de la vérité nue du terrain. Votre légitimité est immense, votre responsabilité l’est encore plus.

Et il ne vous suffit plus d’arbitrer : il vous faut désormais nommer vos arbitrages, dire ce que vous acceptez, ce que vous refusez, ce que vous priorisez. Un pays ne peut pas deviner le cap : il doit l’entendre clairement.

* Premier ministre Sonko, vous n’avez pas le droit de rester dans la posture permanente du tribun en lutte. Vous êtes désormais aux commandes. Vos colères sont entendues, mais elles doivent se transformer en architecture, pas en échos. Votre parole pèse sur les institutions, pas seulement sur les foules.

Et il ne vous suffit plus de porter le mouvement : vous portez désormais l’État, avec toutes ses contraintes, ses équilibres et ses responsabilités. Gouverner, ce n’est pas prolonger la lutte : c’est accepter la complexité du réel.

* PASTEF, vous n’avez pas le droit de vous fossiliser dans une identité victimaire ou héroïque. Vous êtes au pouvoir. Cela ne signifie pas renier vos combats, mais accepter de les traduire en politiques publiques évaluables, critiquables, perfectibles.

* À l’opposition comme à la société civile, vous n’avez pas non plus le droit de traiter cette crise comme une opportunité de scène. Votre rôle n’est pas d’attiser les braises, mais de maintenir vivante l’exigence démocratique. Le pays n’a pas besoin d’une concurrence de sarcasmes ; il a besoin d’une concurrence de visions. Critiquer est nécessaire ; contribuer est indispensable. L’histoire retiendra moins vos positions que votre utilité.

Et nous, citoyens, nous n’avons plus le droit de nous contenter de liker, de huer ou d’applaudir.

Nous devons exiger, avec calme mais constance, que la maison Sénégal soit réparée avec sérieux, pas gérée comme un terrain de jeu politique.

La lucidité doit être plus forte que les egos

Oui, le mal est profond. Plus profond que les slogans, plus profond que les rivalités actuelles, plus profond que les carrières individuelles. Mais c’est précisément parce qu’il est profond qu’il nous oblige à autre chose que des ajustements cosmétiques et des mises en scène de tensions. Un pays ne guérit pas sur les réseaux sociaux. Il ne se redresse pas à coups de phrases choc à l’Assemblée ou de conférences de presse soignées. Il se soigne :

* dans des arbitrages budgétaires courageux,

* dans une justice qui tranche sans trembler ni se venger,

* dans des dialogues politiques qui ne soient pas des monologues successifs,

* dans la capacité à dire « là, nous avons échoué, nous allons faire autrement. »

Agissez avec compassion. La compassion, ici, ce n’est pas la sensiblerie. C’est cette forme haute de responsabilité qui consiste à se souvenir, chaque matin, que derrière chaque décision de palais, il y a une famille qui compte, un jeune qui attend, une mère qui s’accroche.

Parce qu’un pays ne grandit pas quand ses dirigeants s’observent

Il grandit quand ils s’occupent de lui. Alors, cessez de vous regarder, regardez le pays.

À ceux qui aujourd’hui tiennent la barre, nous ne demanderons ni perfection ni héroïsme. Nous demanderons ce qu’on devrait toujours exiger de ceux qui gouvernent :

* de la clarté sur leurs désaccords et la manière de les surmonter,

* de la loyauté envers la promesse qu’ils incarnent,

* de la discipline morale face à la tentation de se préférer eux-mêmes au pays.

Nous n’avons pas besoin que vous soyez d’accord sur tout. Nous avons besoin que vous soyez d’accord sur l’essentiel : le Sénégal ne peut pas être le dommage collatéral de vos egos.

Le temps des sandales sur les cendres est terminé. Il est temps de prendre les outils, d’entrer dans la poussière, et de se souvenir que l’histoire n’archive pas les querelles de couloir. Elle retient ce que l’on construit, ce que l’on répare, ce que l’on préserve. Le reste, elle l’efface.

05 Décembre 2025

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