Le livre « Les Maîtres du Monde », dirigé par Pascal Boniface, s’inscrit dans une entreprise de redéfinition des configurations contemporaines du pouvoir, à une époque où les catégories classiques de la domination, telles que théorisées par Max Weber, montrent leurs limites pour appréhender la complexité du champ global. L’ouvrage propose vingt portraits de personnalités considérées comme particulièrement influentes, non pas en raison de leurs seules positions institutionnelles, mais par leur capacité à structurer l’imaginaire collectif, à produire du sens, et à agir sur les représentations, ce que Pierre Bourdieu qualifierait de « pouvoir symbolique ». Dans cette perspective, l’intégration d’Ousmane Sonko apparaît comme un indice de la recomposition profonde des espaces d’influence dans un monde multipolaire traversé par des dynamiques médiatiques, technologiques et sociales en transformation rapide.
La présence de Sonko aux côtés de Chefs d’État, de magnats technologiques ou de figures culturelles traduit une approche élargie de l’autorité, qui rejoint les analyses de Hannah Arendt pour qui le pouvoir ne réside pas dans la coercition, mais dans la capacité à « agir de concert » avec les peuples. Sonko incarne précisément cette forme de pouvoir fondée sur l’adhésion, la persuasion et la performativité du discours. Sa trajectoire politique s’inscrit dans un moment africain marqué par ce qu’Achille Mbembe identifie comme la recherche d’une « seconde décolonisation », où les notions de souveraineté, de dignité et de justice sociale sont reconfigurées par les jeunesses urbaines. En ce sens, Sonko apparaît comme une figure de rupture, catalysant les attentes d’une génération en quête de transformation radicale des structures politiques.
Le capital charismatique dont il dispose, pour reprendre la typologie wébérienne, repose moins sur une fonction institutionnelle que sur une capacité à incarner une alternative crédible et cohérente aux modèles de gouvernance perçus comme inopérants ou dépendants. Par son discours souverainiste, sa critique des institutions régionales comme la CEDEAO, et son appel à une refondation institutionnelle, Sonko actualise ce que Jean-François Bayart nomme la « politique du ventre » en la renversant : il se présente non comme un bénéficiaire du système, mais comme son contradicteur, porteur d’un imaginaire politique orienté vers l’autonomie stratégique. Sa centralité dans le débat public résulte ainsi d’une construction discursive qui s’inscrit dans une dynamique gramscienne d’hégémonie culturelle : Sonko cherche à imposer un nouveau cadre interprétatif de la souveraineté africaine.
Cette dimension explique la résonance transnationale de sa figure. Au Burkina Faso et au Bénin, Sonko est aujourd’hui célébré par des mouvements panafricanistes qui voient en lui l’expression d’un leadership intellectuel en phase avec les ruptures institutionnelles et sociales en cours. Dans un contexte sécuritaire et politique instable, marqué par la remise en cause des alliances traditionnelles et par la montée des revendications souverainistes, Sonko offre ce que Frantz Fanon décrivait comme un « horizon de possibilité » : une parole qui réinscrit les peuples africains dans une trajectoire de maîtrise de leur destin.
Cette réception régionale, loin d’être anecdotique, confirme la capacité de Sonko à devenir un acteur transnational de l’opinion publique africaine. Elle le situe dans une généalogie de figures politiques capables de transformer la contestation sociale en projet politique articulé, et de convertir la frustration en mobilisation, une compétence que les théories contemporaines du populisme, notamment celles d’Ernesto Laclau, identifient comme centrale dans la constitution des mouvements politiques modernes. Sonko ne se contente pas de dénoncer : il propose un récit alternatif, cohérent et mobilisateur, fondé sur la dignité, la redevabilité publique et la souveraineté économique.
Ainsi, son inclusion dans Les Maîtres du Monde n’est pas seulement une reconnaissance individuelle : elle atteste d’une reconfiguration des rapports de force qui voit émerger des acteurs africains capables de peser sur les dynamiques globales. La personnalité politique de Sonko, combinant charisme, rigueur discursive, capital symbolique et capacité à fédérer des imaginaires collectifs, s’inscrit dans cette nouvelle géographie du pouvoir mondial. À travers lui, le Sénégal et, plus largement, l’Afrique participent à la redéfinition des architectures politiques du XXIᵉ siècle, confirmant que le Continent produit désormais des figures d’influence dotées d’une portée intellectuelle, stratégique et symbolique globale.
