Note de lecture de l’ouvrage du Professeur Saliou Mbaye présentée par Dr Adama Aly Pam – Ndande Fall Keur Madame : Une histoire du Sénégal à travers le prisme de l’histoire d’en bas

I. Introduction : une rencontre intellectuelle et scientifique

Mesdames et Messieurs, chers collègues,

C’est en historien, mais également en héritier intellectuel de Saliou Mbaye, que je prends la parole aujourd’hui. La relation que j’ai entretenue avec lui a constitué un jalon majeur de ma trajectoire académique. Elle s’est construite dès notre première rencontre au département d’histoire de l’Université de Dakar et n’a cessé de se renforcer au fil des années, au rythme des apprentissages, des engagements professionnels et des transmissions successives.

Saliou Mbaye a profondément marqué les études historiques et archivistiques au Sénégal et en Afrique. Son enseignement reposait sur une démarche d’une grande finesse herméneutique, admirablement illustrée par une anecdote que je rapportais dans les Mélanges en son honneur : « Sous le silence de la pierre, hennit un cheval. » Cette métaphore du sculpteur, révélant la forme cachée sous la matière brute, décrit avec justesse sa capacité à guider les étudiants dans l’exploration des sources, à leur faire percevoir le sens latent des documents et les dynamiques historiques dissimulées derrière les traces du passé.

Mon parcours en porte l’empreinte : du département d’histoire à l’École de Bibliothécaires, Archivistes et Documentalistes, puis à mon entrée aux Archives nationales, à l’École des Chartes et, plus tard, à la Banque centrale et à l’UNESCO. À chacune de ces étapes, son soutien intellectuel et son engagement personnel ont été décisifs. Parler de lui revient donc à évoquer un maître, un mentor et un passeur de savoir.

II. Présentation générale de l’œuvre

L’ouvrage Ndande Keur Madame se présente sous une forme autobiographique, mais relève en réalité d’une entreprise historiographique beaucoup plus ambitieuse. À partir du récit de son enfance à Ndande, Saliou Mbaye construit une analyse fine des structures sociales, économiques et culturelles du Sénégal. Il mobilise l’expérience personnelle comme point d’entrée pour appréhender, selon une perspective micro-historique, la longue durée des formations politiques, religieuses et sociales du pays.

1. Une biographie au service d’une histoire totale

L’œuvre articule deux niveaux d’analyse :

* Le niveau local, centré sur Ndande, son espace, ses réseaux, ses hiérarchies sociales et ses dynamiques internes.

* Le niveau global, reliant ce microcosme aux transformations majeures du Sénégal : héritages impériaux, processus d’islamisation, recompositions sociales postcoloniales, effets de la modernisation infrastructurelle.

La première partie restitue l’histoire de Ndande en croisant tradition orale, sources coloniales et archives familiales. La seconde développe une ethnographie du quotidien, à travers les lieux structurants de l’enfance : la boutique paternelle, la cour familiale, l’école coranique, l’école française, les sociabilités du voisinage et les interactions entre générations.

2. Une œuvre inscrite dans la microhistoire

L’approche de Saliou Mbaye s’inscrit dans la lignée des microhistoriens tels que Carlo Ginzburg, Alain Corbin ou Natalie Zemon Davis. Elle en épouse plusieurs principes fondateurs :

* l’étude intensive d’une petite communauté comme observatoire privilégié des logiques sociales ;

* l’attention aux pratiques quotidiennes et aux gestes ordinaires ;

* la valorisation des sources fragmentaires et des indices ténus ;

* la prise en compte des subjectivités, des émotions, des représentations.

En articulant récit personnel et analyse structurelle, l’auteur parvient à reconstruire des univers sociaux méconnus et à rendre intelligibles les interactions entre les dynamiques individuelles et les processus historiques plus larges.

3. Une démarche pluridisciplinaire rigoureuse

L’écriture de Saliou Mbaye est indissociable des compétences qu’il a développées en tant qu’archiviste-paléographe et chartiste. Sa méthode combine :

* la diplomatique,

* la critique de la provenance,

* la critique de véracité,

* la linguistique historique,

* la sociologie des institutions,

* l’anthropologie des pratiques culturelles,

* la tradition orale.

Il démontre comment les archives — même les plus banales en apparence — peuvent être réinterprétées pour révéler les lignes de force d’une société. L’analyse exemplaire qu’il consacre à l’état civil colonial, notamment dans le cas de l’enregistrement de sa grand-mère sous un nom français, illustre la profondeur de sa démarche critique.

III. Thématiques majeures de l’œuvre

1. Les structures sociales et les valeurs de Ndande

L’ouvrage met en lumière les mécanismes de solidarité, les normes sociales, les hiérarchies lignagères et les systèmes de valeurs — intégrité, honneur, solidarité — qui constituent la matrice de la vie communautaire. Les conflits (comme l’incident entre Boubacar Ba et Mor Seck) sont analysés comme des moments révélateurs des dispositifs internes de régulation.

2. Modernisation, mobilités et transformations matérielles

Mbaye observe finement les mutations de la vie quotidienne : rôle du train, arrivée des camions, diffusion de nouveaux métiers, émergence de nouvelles pratiques, transition de la lampe-tempête à l’électricité. Ces éléments sont étudiés comme autant de marqueurs d’une modernité en construction.

3. Le rapport au religieux et à la tolérance

La Tidjaniya, centrale dans son éducation et sa spiritualité, est décrite comme productrice de valeurs de tolérance, facilitant des relations harmonieuses entre confréries et avec les communautés chrétiennes. L’auteur montre ainsi comment les sociabilités religieuses structurent la cohésion sociale à Ndande.

4. Ndande comme lieu de mémoire

L’ouvrage propose une véritable archéologie des lieux : villages environnants, quartiers, puits mystiques, lieux de culte, figures notables. L’histoire locale y est traitée comme une composante de la mémoire nationale. Ndande devient un laboratoire d’observation des processus de formation de l’État, des mobilités internes, des échanges commerciaux et des transformations culturelles.

5. Les années charnières : la marche vers l’indépendance

Le référendum de 1958 et la visite de De Gaulle constituent, chez le jeune Saliou, un moment de politisation. La collecte des tracts à la place Protêt représente sa première véritable pratique archivistique, révélant déjà une conscience aiguë de la valeur des traces.

IV. Contribution à l’historiographie sénégalaise

Ndande Keur Madame s’impose comme un ouvrage majeur pour trois raisons principales :

1. Il renouvelle l’histoire du Sénégal par le bas, en valorisant les acteurs ordinaires, les mémoires locales et les expériences vécues.

2. Il incarne la pluridisciplinarité, en intégrant archives, sources orales, anthropologie, sociologie et linguistique.

3. Il constitue un acte de transmission, qui articule mémoire familiale, histoire locale et histoire nationale.

L’œuvre propose un modèle fécond pour l’écriture d’une histoire attentive aux anonymes, sensible aux micro-dynamiques sociales, et rigoureusement fondée sur le croisement des sources.

Conclusion

À travers Ndande Keur Madame, Saliou Mbaye offre une contribution essentielle à l’historiographie du Sénégal. Son ouvrage allie précision documentaire, finesse analytique et profondeur humaine. Il montre comment l’histoire locale, loin d’être marginale, constitue un prisme privilégié pour saisir la complexité des trajectoires nationales.

Ce livre s’inscrit dans la longue tradition des récits fondateurs, tout en invitant les jeunes générations de chercheurs à prolonger cette démarche, à enrichir les archives du pays et à préserver la mémoire des communautés.

Je conclurai en rappelant, avec sobriété mais conviction, la portée d’une œuvre qui fait dialoguer savoir érudit et mémoire vive :

Saliou Mbaye a fait sa part. Puisse son œuvre continuer d’inspirer les historiens et de nourrir la conscience historique du Sénégal.

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