Note de lecture de l’ouvrage de Dr Ibra Ciré Ndiaye, La sécurisation foncière au Sénégal (Par Dr Adama Aly Pam)

Juriste et Anthropologue du droit, Ibra Ciré NDIAYE nous invite à travers cet ouvrage à faire une incursion au cœur d’un malentendu juridique, sociologique et philosophique relatif à la problématique de la sécurisation de la propriété foncière et de sa transmission dans l’histoire du Sénégal.

En questionnant les traditions juridiques du droit de la terre au sein des communautés sénégalaises, il interroge les institutions dont les structures sont les témoignages vivants de l’histoire. Son approche a consisté à traiter le droit comme un phénomène socio-culturel total qui embrasse la société dans toutes ses dimensions. Il fait ressortir les logiques propres aux communautés sénégalaises dans les stratégies d’occupation et de répartition des terres en faisant recours à des normes non écrites qui trouvent leur cohérence dans une vision du monde propre aux sociétés traditionnelles sénégalaises.

L’auteur fait montre d’un talent rare de juriste et d’anthropologue du droit en convoquant dans le temps et dans l’espace différentes traditions juridiques non seulement dans une démarche comparatiste de droit mais dans un souci de mieux ressortir les aspects civilisationnels irréductibles qui justifient les malentendus entretenus autour du droit foncier au Sénégal par des logiques en déphasage avec des pratiques séculaires.

Dans les traditions sénégalaises, la terre est inaliénable et elle est mise au service de la communauté. Or, celle-ci comprend non seulement les personnes vivant sur le terroir, mais aussi celles qui y naîtront et celles qui y sont enterrées. Aucun homme, aucune génération ne peut disposer de ce bien. Le droit d’aliénation suppose le droit d’appropriation or en peul ‘’Leydi ko njoowaandi’’ en d’autres termes que la terre est un bien collectif. Cependant, certains droits sont attachés à elle parmi ceux-ci on peut noter le droit de la hache (pour celui qui défriche), droit de culture (celui qui met en valeur). Dans son roman intitulé Terre des hommes, Antoine de Saint Exupéry, citant une sagesse africaine traduit éloquemment l’esprit des communautés qui veut que ‘’Nous n’héritons la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants’’. Ce qui veut dire que nous n’en sommes que les usufruitiers passagers et que notre devoir est de la transmettre aux générations à venir. Il s’agit d’une condamnation de l’esprit du système de la propriété privée individuelle des sociétés occidentales. Feu Kéba MBAYE, un des plus grands juristes sénégalais, expliquait qu’en Afrique « la terre est une création divine, comme le ciel, comme l’air comme les mers. Elle est à Dieu, aux dieux et aux ancêtres » (MBAYE, 1966). Dans beaucoup de cultures, la relation à la terre est quasi spirituelle et fusionnelle ‘’La terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre’’.

Dans son ouvrage intitulé au pied du mont Kenya, Jomo KENYATTA en soulignant les difficultés des réformes agraires, dit ceci « La terre est la mère de la tribu ; si la mère porte durant huit à neuf lunes un enfant dans ses entrailles, seule la terre le nourrit tout au long de sa vie. C‘est elle qui protégera pour l’éternité son âme défunte »1. C’est donc le groupe social de base, la tribu, qui est en rapport avec la terre. Conception très différente de celle du paysan français, d’après laquelle les liens avec la terre sont personnels et non collectifs, justifiant ainsi la propriété privée.

En Afrique, le chef de tribu gère la terre pour le compte de la collectivité. Il attribue à des mandataires des droits. Les régimes fonciers étaient adaptés à une société en équilibre stationnaire, le droit traditionnel anti-individualiste visant avant tout à assurer la sécurité du groupe ou au moins la sécurité de l’individu dans le groupe. Il faut toutefois noter que le droit foncier traditionnel n’est pas resté immuable. Les influences du droit colonial avec l’introduction du code civil, celles des traditions religieuses islamiques plus anciennes ont certainement fait évoluer la pratique du droit de la terre. Par ailleurs, la monétarisation de l’économie a induit des transformations sociologiques au sein de la famille, du groupe et par ricochet affecté le rapport aux biens communs.

Avec la réforme foncière et agraire instituée par la loi du 17 juin 1964, L’Etat du Sénégal indépendant s’est proclamé maître des terres et s’est substitué aux chefs de terre tout en leur reconnaissant certains droits marginaux. La nouvelle tradition juridique introduit par différents mécanismes (le régime de l’immatriculation et celui du domaine national) le droit de propriété. La question de l’appropriation de la terre est devenue une question majeure et source de conflits multiformes du fait des enjeux économiques. Des stratégies de spoliation, d’accaparement des terres au profit de particuliers et parfois au profit de multinationales tout en ignorant les droits des terroirs et des communautés. L’Institut panafricain de recherche, de formation et d’action pour la Citoyenneté, la Consommation et le Développement en Afrique (CICODEV Africa), une ONG basée à Dakar affirme que sous la Présidence de Abdoulaye Wade (2000-2012), 17 % des terres arables du Sénégal ont été accordées à 17 entreprises privées (10 sénégalaises et 7 étrangères), soit 657.753 hectares de terres. ‘‘Ce chiffre représente 16.45 % des terres cultivables du pays. Ces transactions se sont faites souvent dans des conditions peu transparentes au détriment des petits producteurs ruraux’’. Ceci reste valable à l’échelle du continent africain qui dispose de plus de 60% des terres arables au monde. La question est dramatique et nécessite des réponses urgentes. Des puissances étrangères comme la Chine, l’Arabie Saoudite et autres font littéralement main basse sur les terres des pays africains en spoliant des communautés entières et en les transformant en ouvriers agricoles ou en hordes de pauvres errant dans les grandes agglomérations urbaines.

L’ouvrage d’Ibra Ciré NDIAYE est un coup de projecteur sur la société sénégalaise dans ses rapports à la terre et au droit foncier. Il éclaire le cheminement des idées et des pratiques juridiques dans un contexte culturel complexe. La pluralité des traditions juridiques et la négation des pratiques locales par l’Administration coloniale et postcoloniale est également une constante que l’auteur nous invite à dépasser afin de sécuriser les droits des communautés et des individus pour mettre le droit au service de la construction économique de l’Afrique. Chercheur en droit et en Anthropologie juridique, Ibra Ciré NDIAYE apporte ainsi une contribution scientifique majeure par une analyse fine de nos structures sociales et de nos institutions. Il y parvient par une déconstruction de l’appareillage conceptuel et idéologique qui sous-tend les aliénations culturelles à l’œuvre dans nos différents processus sociaux. Il met ainsi à la disposition de la communauté des juristes, des sociologues, des investisseurs et des décideurs politiques, un ouvrage de référence exceptionnel.

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