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L’ultracrepidarianisme ou l’art de parler de ce que l’on ne connait pas* Souleymane Demba Sy

SUTOR NE SUPRA CREPIDAM !

C’est quasiment devenue une vraie pathologie au Sénégal, où l’on constate une fâcheuse habitude à discuter de sujets sérieux et pointus, nécessitant des avis d’experts, mais pour lesquels, chacun se croit doté d’une “expertise”. Cette attitude frise quelque part, la mégalomanie ou tout simplement, la schizophrénie. Voilà, où en est le Sénégal d’aujourd’hui où l’ignorant tutoie le savant, le vernacle apostrophe l’intellectuel, le bidasse toise le gradé, le raté snobe le diplômé et le baladin insulte le vertueux, last but no least ! Combien, ce pays a pu changer en pire voire en vicieux. Pauvres de nous ! nos aïeux qui ont combattu, l’épée et la baïonnette avec la foi et le savoir uniquement, doivent se retourner sans arrêt dans leur sommeil d’outre-tombe.
Ne sommes-nous pas tombés dans les bas fonds, tout simplement ? Avons-nous touché les abysses et raclé avec nos langues pendues, les putréfactions du langage, du comportement et de la sociabilité pour être viscéralement allergique à la retenue, à la discrétion, à la politesse et à la courtoisie ? Bref, une aversion critique au contradictoire, au savoir- être, au savoir- vivre et au savoir- comprendre, dans le sens philosophique des termes.

L’expression ultracrepidarianisme viendrait de l’histoire d’Appelle et du cordonnier, dans la Maison de Vasari Florence.
L’ultracrépidarianisme est un mot savant pour désigner un comportement de plus en plus répandu, notamment sur les réseaux sociaux en cette période de crise sanitaire : ce terme désigne l’action de parler et de donner un avis sur des sujets pour lesquels nous n’avons pas de compétences avérées.

Au Sénégal, même l’interprétation des dispositions constitutionnelles est l’affaire de tout le monde . Du palefrenier des confins de la falémé aux universitaires de tout acabit, en passant par les pseudo-juristes, les juristes ” vendus ou achetés, les magistrats “debout, assis, couchés” jusqu’aux éminents ” hommes de l’art”, muets ou sourd-muets, le plus souvent, amorphes et inaudible sur des thèmes relevant de leurs domaines. Et, il n’a pas tort, l’ancien ambassadeur de France au Sénégal, Jean Christophe Ruffin , en affirmant : “Au Sénégal, ceux qui savent ne parlent pas mais c’est plutôt, ceux qui savent rien qui parlent”.

Vous avez quelqu’un en tête ? Plusieurs ? Citez-en, ils font florès ! Au fond, ne sommes-nous pas tous ultracrépidariens ?

Pascale Seys nous en dit plus dans son P’tit shoot de philo.

Aujourd’hui, tout le monde a un avis sur Tout. Depuis le début de la pandémie, d’ailleurs, nous avons vu fleurir des messages sur les réseaux sociaux de personnes, qu’elles soient médiatisées ou non, qui commençaient par “je ne suis pas médecin mais…” suivi d’une série d’injonctions ou, en tous les cas, d’une série d’avis divers et variés sur la situation sanitaire. Et il existe un mot ancien pour traduire ce phénomène contemporain : un mot rare et difficile à prononcer sans trébucher, l’ultracrépidarianisme .

SUTOR NE SUPRA CREPIDAM !

Ce mot, ultracrépidarianisme, provient d’une locution latine “Sutor ne supra crepidam”, qui signifie “Cordonnier, pas plus haut que la sandale !”, à savoir, “limite-toi à parler de ce que tu connais vraiment.”

L’origine de cette locution se retrouve dans le livre 35 de L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. À travers cette encyclopédie monumentale qui fut considérée comme une référence en matière de science et de technique, Pline racontait une série d’anecdotes, dont une concernant l’ultracrépidarianisme. Dans ce fameux livre 35, Pline raconte que le célèbre peintre Apelle, contemporain d’Alexandre Le Grand, travaillait dans son atelier lorsque son cordonnier, qui en latin se dit Sutor , s’était approché de la toile pour lui signaler une erreur dans la représentation d’une sandale, qui se dit “crepida” en latin du mot “krepis” en grec. Le peintre corrigea immédiatement sa toile. Mais le lendemain, le cordonnier, encouragé par son audace, fit d’autres remarques dont une portait sur la manière dont le peintre avait représenté la jambe de l’un de ses personnages, ce qui lui valut la réplique cinglante d’Apelle : “Sutor, ne supra crepidam”, qui véhicule l’idée qu’un cordonnier ne devrait pas donner son avis plus haut que la sandale. Une réplique qui est donc devenue un proverbe.

L’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi

L’ultracrépidarianisme a été décrit en 1891 par Charles Darwin comme le fait que l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance. Ce phénomène est aussi connu sous le nom d’effet de surconfiance en soi ou encore d’effet Dunning-Kruger , du nom des deux scientifiques qui ont conduit une recherche sur ce sujet.

Un sujet qui pose la pertinence du rapport entre le Savoir et le Politique et au-delà, la place du Savoir dans nos sociétés ?
Le savoir a- t-il déserté nos espaces politiques et culturels ? au point que ce farfelu de Kounkané nous obstrue par dessus le marché, les alvéoles avec sa promesse tout aussi saugrenue de nous trancher l’océan en deux lames séparées. Basta !!!

Terminons avec cet adage qui nous enseigne que ” Dans l’art de la prétention, le Sage se tait”. Et, le silence n’est-il pas le mode d’expression le plus proche de la décadence ou de la mort ?

Souleymane Demba SY

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