L’imposture de l’improvisation – le leadership s’apprend, il ne s’improvise pas (Par Chérif Salif Sy)

Le débat récurrent sur la compétence des élites dirigeantes est trop souvent obscurci par une affirmation fallacieuse et régulièrement invoquée : « Il n’existe aucune école pour former un président, un ministre ou un PDG. » Cette formule choc, souvent brandie pour discréditer la valeur des diplômes, sert surtout à masquer une illusion bien plus pernicieuse : le mythe du leader inné. Elle sous-entend que le talent, le charisme ou une expérience brute suffisent à légitimer l’exercice du pouvoir, évacuant ainsi l’impératif absolu d’une formation structurée au leadership et à la complexité de l’action.

Le leadership moderne, qu’il soit politique ou entrepreneurial, n’est pas un don mystérieux ; c’est une discipline exigeante qui se construit. Loin d’être un champ négligé, la préparation à l’exercice des responsabilités est multiple, alliant une expertise technique pointue à une indispensable dimension humaniste. Refuser ce principe, c’est faire le choix dangereux de l’improvisation face à des enjeux systémiques.

I. Déconstruire le mythe du leader charismatique « né »

L’archétype du leader, figure providentielle et naturellement douée, propulsée au sommet par son seul charisme ou une succession de succès, relève d’une conception romantique et obsolète. Cette croyance, confortable car elle semble démocratique, est en réalité un leurre qui méprise la complexité des compétences requises.

Le leadership est un savoir-faire complexe et appris.

L’exercice du pouvoir au XXIe siècle exige bien plus qu’une simple capacité à galvaniser les foules ou qu’une intuition présumée infaillible. Il requiert la maîtrise délibérée et simultanée de trois dimensions interdépendantes, qui sont toutes, sans exception, formables et perfectibles :

  1. Le savoir (connaissances techniques et institutionnelles) : Il s’agit de comprendre les règles du jeu dans leur dimension concrète. Cela englobe la maîtrise des cadres juridique, financier et réglementaire. Un dirigeant qui ignore les contraintes légales ou les mécanismes économiques est un navigateur sans carte.
  2. Le savoir-être (intelligence relationnelle et jugement) : C’est la capacité à gérer les dilemmes éthiques, à motiver et fédérer des équipes pluridisciplinaires, à négocier sous pression et à incarner une autorité légitime. Ces soft skills, souvent négligées, se cultivent par la psychologie, la sociologie et la philosophie.
  3. Le savoir-agir (pensée stratégique et opérationnelle) : cette dimension consiste à définir une vision cohérente à long terme, à anticiper et gérer les risques systémiques, et à mettre en œuvre des plans d’action complexes dans un environnement mouvant. C’est l’art de transformer une idée en réalité viable.

L’improvisation est un luxe que la complexité moderne ne peut plus se permettre. Un dirigeant non formé est un dirigeant à haut risque, souvent incapable d’anticiper les conséquences systémiques et domino de ses décisions, qu’elles soient politiques, économiques ou sociales.

L’exemple parlant du secteur privé : le MBA et au-delà

L’affirmation selon laquelle la formation au leadership est superflue trouve sa réfutation la plus immédiate dans le monde de l’entreprise, où les résultats sont mesurables et les échecs rarement indulgents.

  • Le MBA (Master of Business Administration) et son écosystème : loin de se réduire à un enseignement technique de la finance ou du marketing, les programmes réputés sont des laboratoires du leadership. Ils ne se contentent pas de transmettre un savoir ; ils simulent la gouvernance d’entreprise à travers des études de cas réels, entraînent à la prise de décision en situation de crise et développent la pensée stratégique complexe face à des scénarios concurrentiels ;
  • L’éthique et la RSE comme disciplines centrales : l’échec d’un leader aujourd’hui dépasse largement le cadre financier. Les scandales environnementaux, les crises sociales ou les manquements éthiques peuvent anéantir une réputation et une valeur boursière en quelques jours. La gestion de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) et l’intégration d’une gouvernance éthique ne sont plus des options ; ce sont des disciplines enseignées pour prévenir les catastrophes et construire une résilience durable.

Le leadership en entreprise est une discipline rigoureuse où l’échec d’une stratégie mal conçue a des conséquences immédiates et tangibles : faillites, licenciements, destruction de valeur. Nier la nécessité de cette formation reviendrait à nier l’utilité des écoles d’ingénieurs sous prétexte que la construction d’un pont relèverait de la simple intuition.

II. L’armature de l’État : quand l’expertise rencontre la sagesse

Dans la sphère publique, l’enjeu est encore plus crucial. Le leadership politique ne peut se contenter d’une vision ; il doit s’incarner dans une compétence institutionnelle et une profondeur culturelle.

Le malentendu sur la « technocratie »

Les hauts fonctionnaires formés dans des institutions comme l’ENA à Dakar, l’INSP (ex-ENA) en France ou la Kennedy School of Government, à Harvard ne sont pas formés pour gagner des élections : c’est le rôle de la vie politique et du débat démocratique. Leur rôle est de savoir gouverner l’État une fois le mandat confié. Ils apprennent la faisabilité technique des politiques publiques, la légalité des actions de l’État, la gestion efficiente des ressources publiques (budgets, personnel) et la gestion de crises de grande ampleur.

Un ministre ou un haut responsable qui méprise ou ne peut s’appuyer sur ce socle de compétences techniques risque de voir ses plus belles ambitions se briser sur le récif de la complexité administrative, juridique et budgétaire. Cette formation garantit un minimum de rationalité, de prévisibilité et de conformité dans l’action de l’État, protégeant ainsi l’intérêt général contre les velléités les plus irréalistes.

Le rôle fondamental et subversif des humanités

C’est précisément à ce stade que l’exigence de formation doit être la plus élevée et la plus subtile. La critique légitime ne porte pas sur l’existence des écoles, mais sur un déséquilibre possible : la priorité donnée à la technique au détriment du sens.

Un leader qui ne se nourrirait que de bilans financiers, de notes techniques ou de sondages d’opinion est un leader intellectuellement amputé, dangereusement inadapté pour affronter les grandes questions de société. Les humanités (philosophie, histoire, littérature, sciences sociales) ne sont pas un supplément d’âme décoratif ; elles sont l’antidote indispensable à la technicité stérile et le fondement d’un jugement éclairé :

  • L’histoire confronte le dirigeant à la fragilité du pouvoir, à la répétition des schémas et à l’imprévisible. Elle enseigne l’humilité, la prudence et la conscience du temps long ;
  • La philosophie arme l’esprit pour décortiquer les arguments, identifier les sophismes et forger un jugement éthique solide. Elle est cruciale pour trancher des dilemmes bioéthiques, sociaux ou environnementaux ;
  • La littérature et les arts cultivent l’empathie, cette capacité à se mettre à la place d’autrui, et offrent une compréhension fine des ressorts profonds, souvent irrationnels, des individus et des sociétés.

Le leadership politique n’est pas seulement l’art de faire fonctionner la machine étatique, mais l’art profondément humain de choisir la direction qu’elle doit prendre. Et le choix, en dernier ressort, est toujours une affaire de valeurs, de hiérarchie des priorités et de perspective mondiale, qualités que seules les humanités permettent de cultiver de manière critique.

III. Les textes fondateurs : le patrimoine stratégique du leader

La formation intellectuelle des leaders ne saurait être complète sans la fréquentation des grands textes qui ont façonné la réflexion sur le pouvoir et la stratégie. Leur étude, au sein des universités et des grandes écoles, fournit un cadre conceptuel inestimable.

  • « L’Art de la guerre » de Sun Tzu (Ve siècle av. J.-C.) : ce traité de stratégie militaire chinois est devenu une référence incontournable dans les écoles de commerce et de management. Ses enseignements sur l’importance de la connaissance du terrain, de la ruse, de l’adaptabilité et de la victoire sans combat trouvent un écho direct dans la conduite des affaires et la gestion des rivalités concurrentielles.
  • « Le Prince » de Nicolas Machiavel (1532) : souvent réduit à une apologie de la raison d’État, cet ouvrage est avant tout une analyse réaliste des mécanismes de conquête et de conservation du pouvoir. Il invite le dirigeant à une lucidité sans faille sur la nature humaine et les contraintes de l’action, une lecture essentielle pour déchiffrer les jeux de pouvoir dans les organisations.
  • « L’Exercice du pouvoir » d’Alain Cotta : Dans la continuité de ces penseurs, cet ouvrage contemporain recense et dissèque les nouvelles modalités par lesquelles le pouvoir s’exerce aujourd’hui (ruse, séduction, mensonge, secret, réseaux). Il offre une grille de lecture précieuse pour comprendre les arcanes du management moderne et de la gouvernance.
  • « Entre leurs mains. Enquête sur l’exercice du pouvoir » d’Isabelle Boccon-Gibod – Cet ouvrage repose sur une série d’entretiens avec des figures du pouvoir (juge, chef d’entreprise, religieux, chirurgien, etc.). Il cherche à saisir la nature du pouvoir immédiat et ce qui le justifie aux yeux de ceux qui l’exercent, offrant un tableau original de la société française.
  • « Les Mandarins du pouvoir. L’exercice du pouvoir au Québec de Jean Lesage à René Lévesque » de Pierre O’Neill et Jacques Benjamin – Ce livre propose une analyse historique des différentes formes d’exercice du pouvoir, en s’intéressant notamment aux hauts fonctionnaires et aux « fabricants d’images ».

IV. Conclusion : pour un leadership de compétence, exigeons la préparation

La promotion de l’idée selon laquelle la formation au leadership serait inutile constitue une dangereuse régression intellectuelle et pratique. Elle valorise implicitement l’amateurisme, l’instinct et la communication au détriment de l’expertise, de la réflexion et de la compétence. Elle entretient l’illusion que toute personne est interchangeable au sommet, ce que démentent violemment l’ampleur et la nature des défis contemporains.

Pour assumer dignement et efficacement les responsabilités du pouvoir au XXIᵉ siècle, il ne suffit pas d’être populaire, médiatique ou entrepreneurial. Il faut être préparé de manière holistique :

  1. Formé à la technique et à la stratégie pour assurer l’efficacité et la pérennité de l’action.
  2. Formé aux humanités et à l’éthique pour garantir le sens, la justesse et la légitimité des décisions.
  3. Nourri par les textes fondateurs de la stratégie et de la science politique pour bénéficier de la sagesse des anciens et éviter les écueils historiques.

Défendre l’apprentissage continu et l’exigence de compétence n’est pas un acte élitiste ; c’est un acte de salubrité publique et de responsabilité collective. C’est exiger, pour ceux qui ont entre leurs mains le destin d’une nation, la prospérité d’une économie ou le bien-être des citoyens, d’être les plus aptes à la tâche. Non par un privilège de naissance ou un coup du sort, mais grâce à une préparation rigoureuse, complète et perpétuellement affinée. Le vrai leadership n’est pas un don ; il est acquis, cultivé et mérité.

CHERIF SALIF SY, économiste-politiste – Dakar, 21/11/2025

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