L’état civil n’est pas une simple formalité administrative. Il est le cœur battant de la citoyenneté, le point de départ de tous les droits et de toutes les protections offertes par la République. Sans acte de naissance, un individu n’existe pas juridiquement – c’est un “sans-papiers”. C’est un apatride. Sans mariage ou divorce déclaré, les liens familiaux deviennent fragiles devant la loi. Sans certificat de décès, les patrimoines restent bloqués et les droits successoraux bafoués. Etc. Autrement dit, un pays sans état civil fiable est un pays sans mémoire, sans citoyens véritables, sans identité et sans projection crédible.
- L’état civil, socle de l’État moderne
Dans le monde contemporain, l’état civil est la clef de voûte de la gouvernance publique :
- il permet la planification démographique et économique (nombre d’habitants, âge, répartition géographique, dynamiques sociales) ;
- il fonde la sécurité juridique des personnes (identité, filiation, propriété) ;
- il soutient la sécurité nationale (lutte contre la fraude documentaire, le terrorisme et la criminalité transnationale) ;
- il est enfin indispensable à la participation citoyenne (inscription électorale, accès à l’éducation, à la santé et à la protection sociale).
Au Sénégal, malgré des réformes souvent proclamées (mais insuffisamment mises en œuvre), l’état civil reste marqué par des faiblesses structurelles : registres papiers vulnérables, faible informatisation, agents parfois non formés ni assermentés, dispersion institutionnelle des responsabilités, etc. Cette fragilité nourrit des situations dramatiques : enfants “invisibles”, fraudes à l’identité, difficultés pour établir des documents officiels, blocages judiciaires ou administratifs, etc. Par exemple, le nombre très élevé d’enfants arrivés au CM2 sans état civil (plus de 50.000 en 2025) est assez illustratif de l’incurie et la passivité (sept ans sans réaction) de notre service national d’état civil.
- Une cohérence institutionnelle à bâtir
L’état civil est généralement rattaché au ministère en charge des collectivités territoriales, alors même que les cartes d’identité, passeports et autres titres sécurisés sont délivrés par le ministère de l’Intérieur. Cette séparation crée ou favorise une certaine incohérence.
Il serait plus logique et plus efficace que l’état civil soit placé sous la tutelle directe du ministère de l’Intérieur, en lien organique avec le ministère de la Justice pour :
- les jugements supplétifs (changements de nom, corrections, adoption, etc.) ;
- les procédures liées aux casiers judiciaires ;
- le contrôle de légalité par des agents assermentés.
Évidemment, le ministère de la Santé joue un rôle primordial, notamment pour ce qui relève de l’enregistrement des naissances et décès.
Certes, au niveau des collectivités territoriales, les maires sont les officiers d’état civil (fonction que l’Etat leur délègue). C’est pourquoi les agents et préposés devraient eux aussi être systématiquement assermentés et responsabilisés davantage, à l’image des greffiers ou des huissiers. Cette mesure renforcerait la crédibilité et la fiabilité des actes produits. Et les sanctions renforcées en cas de fraude.
- L’urgence d’un identifiant unique national
À l’image des numéros de sécurité sociale en France ou du Social Security Number (SSN) aux États-Unis, le Sénégal devrait doter chaque citoyen d’un identifiant national unique (INU).
Cet identifiant serait attribué dès la naissance et suivrait la personne tout au long de sa vie, centralisant ainsi ses interactions avec l’administration : santé, école, bourses et examens, casiers judiciaires, fiscalité, immatriculation foncière, sécurité sociale, pension et retraite, prestations sociales, etc.
L’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) pourrait être le bras opérationnel et technique de ce projet majeur, en synergie avec l’Agence de l’Informatique de l’État (aujourd’hui, Senum).
- Une grande offensive nationale pour l’enrôlement et la numérisation
Le gouvernement pourrait lancer une campagne nationale de rattrapage en deux ou trois ans maximum afin d’enrôler 100 % des Sénégalais dans un état civil modernisé, entièrement numérisé et centralisé. C’est une question de volonté politique qui requiert, comme conditions :
- une mobilisation citoyenne avec des caravanes nationales, une implication des chefs religieux ou traditionnels et des associations de femmes et de jeunes ;
- un grand déploiement technologique avec des tablettes d’enregistrement, des centres mobiles et une interconnexion des services municipaux ;
- un financement innovant avec des partenariats avec le FNUAP, la Banque mondiale, l’Union africaine, la CEDEAO, les opérateurs télécoms, etc.
À l’issue de ce processus, le Sénégal pourrait disposer d’une base de données nationale unique sécurisée et mise à jour en temps réel.
- Inspirations internationales
Au Rwanda, il y a la mise en place d’un identifiant unique national et la numérisation des services administratifs via le service Irembo.
L’Estonie est pionnière mondiale du e-gouvernement avec identité numérique universelle et une grande interopérabilité entre services et administrations.
En Afrique du Sud, le système Home Affairs National Identification System (HANIS) intègre la biométrie et l’identifiant unique.
En Inde, le programme Aadhaar est le plus grand système biométrique au monde, couvrant plus d’un milliard de citoyens.
Le Sénégal peut s’inspirer de ces modèles pour concevoir une solution endogène (faite par notre ingénierie locale), sobre, robuste, évolutive, “souveraine” et adaptée à son contexte.
- Propositions originales et concrètes
- Création (ou rattachement), au sein de ministère de l’Intérieur, de l’Agence ou direction nationale de l’état civil et de l’identification regroupant toutes les missions dispersées.
- Assermentation obligatoire et systématique de tous les officiers d’état civil des collectivités locales avec un accompagnement conséquent (formation, sensibilisation et renforcement des moyens matériels et logistiques) ainsi qu’une plus grande répression de la fraude documentaire.
- Interopérabilité croissante entre administrations en charge de l’état civil, la justice, la sécurité intérieure, la santé, l’éducation et les finances, etc.
- Intégration biométrique dès la naissance (empreintes et photos pour les nouveau-nés, comme au Mexique).
- Guichets uniques mobiles pour atteindre les zones reculées (modèle du Kenya avec Huduma Centers).
- Participation citoyenne accrue par les mobilisation des acteurs communautaires et une application mobile permettant de vérifier et corriger son statut d’état civil.
- Jumelage des registres de décès avec les caisses de retraite et l’administration fiscale pour éviter les fraudes.
Ainsi pensé, l’état civil ne serait plus un simple service administratif, mais une infrastructure nationale stratégique et cohérente, garante des droits des citoyens, un instrument de planification et un levier de modernisation de l’État.
C’est un grand défi. Mais, le Sénégal a une opportunité historique : faire de l’état civil, la clé de voûte de sa gouvernance, de sa justice sociale et de sa sécurité nationale.
