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Les raisons de la colère (Par Etienne Cassagne)

Le pays de la téranga a basculé dans l’anarchie et la violence suite à la condamnation du principal opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison. Au moins neuf personnes ont déjà perdu la vie.

Ousmane Sonko avait promis à ses partisans un « combat final » avec celui qu’il désigne comme le « tyran » Macky Sall, et sa condamnation à deux ans de prison ferme a bel et bien déclenché le cataclysme tant redouté. Au moins neuf morts étaient à déplorer ce vendredi au Sénégal, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, et le pays de la teranga (« hospitalité » en wolof), réputé comme étant l’un des derniers havres de paix en Afrique de l’Ouest, vacille sur ses certitudes démocratiques. « Tous les réseaux sociaux (whatsapp, telegram…) sont inaccessibles et des unités de l’armée ont commencé à se déployer dans certains quartiers de Dakar », témoigne un habitant de la commune de Ouakam. La capitale est en état de siège, alors que les manifestants pro-Sonko explosent de colère aux quatre coins du pays, de Ziguinchor à Kaolack en passant par Saint-Louis.

Pour comprendre ce déchaînement de violence, il faut remonter au début du mois de février 2021, lorsque Adji Sarr, jeune employée d’un salon de massage part déposer plainte à la gendarmerie pour « viols répétés sous la menace d’une arme ». Selon cette dernière, Ousmane Sonko se serait rendu au « Sweet Beauty » en plein couvre feu pour abuser d’elle, posant ses deux revolvers sur la table et menaçant de la tuer si elle ose témoigner de son calvaire. Le leader des Patriotes africains pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), parti fondé en 2014, est alors au firmament de sa popularité et de sa carrière. Troisième homme de l’élection présidentielle de 2019 (avec 15,67% des suffrages) remportée par Macky Sall, Sonko a fait une entrée tonitruante sur la scène politique sénégalaise. Son credo ? La pureté morale et religieuse, doublée d’une dénonciation bruyante de la corruption supposée du président et de son entourage. Membre d’une association proche des Frères musulmans lorsqu’il était étudiant à la faculté Gaston Berger de Saint-Louis, le jeune Sonko (48 ans aujourd’hui) érige sa fulgurante ascension sur un autre levier : la dénonciation virulente de l’emprise de la France, ex-puissance coloniale démiurge qui tirerait les ficelles de son pantin Macky Sall et pillerait sans vergogne les richesses pétrolières et gazières du pays.

Le constat a beau être totalement erroné – ce sont les multinationales anglo-saxonnes qui ont raflé l’essentiel des contrats en hydrocarbures – le « storytelling » de Sonko fonctionne à plein régime. Son arrestation le 3 mars 2021 pour « troubles à l’ordre public » et « participation à une manifestation non autorisée » provoque plusieurs jours d’émeutes (au moins treize morts seront à déplorer) et ses ouailles ciblent les symboles de la présence française, qu’il s’agisse des stations Total, des boutiques Orange ou des supermarchés Auchan.

Accusé de vouloir briguer un troisième mandat lors de la prochaine élection présidentielle prévue en février 2024, Macky Sall aurait ourdi cette sombre histoire de viol pour faire tomber son principal adversaire surgi des décombres d’une opposition politique anesthésiée. Dans un pays authentiquement patriarcal et resté sourd et aveugle à la vague « me too », la parole d’Adji Sarr, victime présumée de Sonko, demeure largement inaudible. Et en acquittant le 1er juin dernier le leader du Pastef des accusations de viol, tout en le condamnant à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse », la justice sénégalaise a paradoxalement érigé Ousmane Sonko au rang de martyr.

En attendant l’arrivée de la manne financière issue de l’exploitation des hydrocarbures prévue pour 2024, et qui va représenter environ 800 millions d’euros de recettes annuelles, le Sénégal aiguise bien des appétits. Quant à la France, qui peine à enrayer son déclin dans l’ensemble de son ex pré-carré, elle joue profil bas : Emmanuel Macron a ainsi récemment dépêché à Dakar la numéro deux de la cellule Afrique de l’Élysée pour dialoguer avec Sonko, et l’assurer de la « neutralité » de Paris dans les affaires internes sénégalaises.

Etienne Cassagne

Paru dans Marianne

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