www.enligne.sn

L’Afropolitanisme, une théorie du sujet urbain (suite et fin) *Pr. Adama Samaké*

II – AFROPOLITANISME ET SUJET URBAIN AFRICAIN

En tant que nouvelle conscience du destin africain dans le monde, l’afropolitanisme part du principe que l’humanité africaine ne peut être une réalité dynamique que dans une société libre, libératrice et de libertés. Une telle société exige d’être au monde, d’être monde et d’habiter le monde. Car « L’Europe n’est plus le centre de gravité du monde » (Mbembe, 2013, 2015 : 9).

Cela autorise à dire que la conscience afropolitaine est prométhéenne. Elle incarne une disposition d’esprit qui s’inscrit dans la réalisation d’une transgression en vue d’un affranchissement.

Le théoricien de l’afropolitanisme dévoile au demeurant ce processus de créativité transgressive lorsqu’il dit, lors de sa communication du 02 Mai 2016 sur « Afropolitanisme et Afrofuturisme » à Paris au Collège de France :

« Il nous faut observer de très près les recompositions spatiales et urbaines qui ont cours et qui s’accompagnent de l’émergence de grands corridors métropolitains qui, à s’y méprendre fonctionnent de plus en plus sur le modèle de véritables cités – Etats. Je pense par exemple au gros couloir métropolitain qui relie Lagos à Accra et à Lomé. Je pense également à Johannesbourg, Kinshasa ou aux grandes conglomérations urbaines telle que Luanda ».

En d’autres termes, l’identité urbaine afropolitaine se décline en termes de coappartenance à un même monde. Cette cohabitation, loin d’être cyclique et statique est dynamique et dialectique.

Il en résulte que l’afropolitanisme, en tant qu’expérience urbaine, est « un mode de perception et de réflexion autour de la ville et de ses habitants ».
Lieu privilégié de l’interculturalité, d’une construction interrelationnelle forte, l’urbain afropolitain est un espace riche d’identités plurielles. Car l’espace africain se singularise dorénavant par une forte démographie, une circularité très active, l’étirement constant des frontières, c’est-à-dire la modification régulière du corps territorial.

Raison pour laquelle, Mbembe affirme que l’Afrique est une « case sans clés » dans la formulation du titre du chapitre 5 de « Sortir de la grande nuit » et préconise le démantèlement des frontières : « La brutalité des frontières est une donnée fondamentale de notre temps » (2016 : 9).

Ce passage de la communauté à la société, ce que Achille Mbembe qualifie de « métropolisation du continent autour de grands foyers urbains et cosmopolites » ouvre le continent à tous les possibles et à l’émergence de nouveaux styles de vie. Ainsi s’explique l’idée de sa mutation constante et la relativisation des origines.

Cosmopolite, le sujet afropolitain suppose, en effet, la construction d’un ensemble créole, homogène, inclusif par la suppression de la race, de la frontière et de la violence. Ce citoyen transnational, post-racial, opposé à la clôture identitaire, est à la fois individuel et collectif. Le ‘‘Je’’ afropolitain est ‘‘Nous’’. Il s’oppose au « Je suis Je » de Hegel dans « La phénoménologie de l’esprit » (Hegel, 1993:144). Conscience de soi d’une communauté humaine, il est le lieu de la manifestation par excellence de la fraternité, de la sociabilité, de la symbiose. L’Autre n’étant plus une menace, l’altérité devient la richesse de l’identité. L’être-en-commun ainsi créé est l’expression pleine de l’universel inhérent à la condition humaine, selon les termes de Frantz Fanon dans « Peau noire, masques blancs » (1952:7-8). Il se singularise par sa transnationalité.

Par conséquent, créer un futur nouveau comme l’entend le sujet afropolitain revient à créer un monde nouveau adossé à la « déconstruction des savoirs impériaux qui ont rendu possible la domination des sociétés non européennes ». Raison pour laquelle, l’hypothèse qui centralise l’investigation afropolitaine chez Mbembe est que :

« la légalité propre des sociétés africaines, leurs propres raisons d’être et leur rapport à rien d’autre qu’à elles-mêmes s’enracinent dans une multiplicité de temps, de rythmes et de rationalité qui, bien que particuliers et, parfois, locaux, ne peuvent pas être pensés en dehors d’un monde qui s’est, pour ainsi dire, dilaté. D’un point de vue de méthode, ceci signifie qu’à tout le moins à partir du XXè siècle, il n’y a plus d’ « historicité propre » de ces sociétés qui ne soit, elle-même, encastrée dans ces autres temps et rythmes que conditionna largement la domination européenne ».

Cette entreprise d’ouverture sur soi-même est, non seulement une récupération de l’essence de l’homme qui est d’être un Sujet ; c’est-à-dire une personne consciente et libre de ses choix, mais aussi et surtout évocation de la nécessité d’une « pensée monde » dite encore « pensée globale ». Celle-ci étant ouverte à tous les souffles, la subjectivité urbaine afropolitaine est en émergence constante.

Ce positionnement identitaire porté sur le métissage est diamétralement opposé à la résistance, parce que : « Tout réduire, soit à une question de ‘‘résistance’’, soit à un calcul quantifiable, c’est faire fi de la pluralité qualitative des fins de l’action humaine en général ».

L’existence pleine du sujet afropolitain refuse toute forme d’identité victimaire. Ainsi pensé, ce dernier se caractérise par l’absence de ressentiment, de désir de vengeance, de la race entendue cette fois ci selon la définition de Frantz Fanon dans « Peau noire, masques blancs » (Op. cit. : 159) que reprend Mbembe:

« La race est aussi le nom qu’il faut donner à l’amer ressentiment, à l’irrépressible désir de vengeance, voire à la race de ceux qui, contraints à la sujétion, trop souvent obligés de subir quantité d’injures, toutes sortes de viols et humiliations, et d’innombrables blessures » (Mbembe, 2013, 2015 : 24).

C’est dire que l’afropolitain est l’incarnation de la réciprocité du droit, de l’égalité entre les personnes ; conditions sine qua non au rachat des humanités, à la réconciliation de l’humanité avec elle-même.

Construire l’Autre comme semblable à soi, non comme un objet menaçant, favoriser la « montée collective en humanité », produire un destin collectif humain par la communicabilité et la partageabilité, tel est l’épicentre de cette théorie du sujet. Achille Mbembe affirme à juste titre :

« Notre préoccupation centrale était de repenser la thématique du sujet africain en train de surgir, de s’occuper de soi, de se désister ou d’être destitué dans l’acte et le contexte du déplacement ».

En somme, les conditions de possibilités du sujet africain d’affirmer la plénitude de son bonheur et de sa souveraineté se résument à l’élaboration d’un espace propice à « la démocratie à venir (qui) dépendra de la réponse à la question de savoir qui est mon prochain, comment traiter l’ennemi et que faire de la vie de l’étranger » (Mbembe, 2010, 2011 : 118).

III – L’AFROPOLITANISME A L’AUNE DU MATERIALISME HISTORIQUE

L’itinéraire intellectuel d’Achille Mbembe, sa réflexion sur l’afropolitanisme en particulier est l’émanation d’une action révolutionnaire ; c’est-à-dire « un changement des mentalités qui engendre une nouvelle vision socio-culturelle et socio-économique » : celle de la construction d’un sujet urbain africain.

Reflet d’un monde en pleine crise, reflet d’un regard discret faisant une lecture rétrospective de son histoire par l’entremise de l’analyse des différentes tentatives de conceptualisation des bases de la société africaine, son investigation est aussi tentative d’organisation d’un monde meilleur et systématisation d’une pensée évolutionniste.

En cela, l’afropolitanisme est « une méthodologie de l’initiative historique ; c’est-à-dire l’art et la science d’analyser les contradictions majeures d’une époque et d’une société, et à partir de cette prise de conscience, de découvrir le projet capable de les surmonter » (Garaudy, 1985 : 250).

La quintessence du discours idéologique de Mbembe réside dans la construction d’une nation africaine résolument ouverte au monde. Loin d’être une crispation sur l’absoluité du moi africain comme le préconise l’afrocentricité, l’afropolitanisme entend « espérer l’aube du jour du bonheur universel », selon les termes de Maximilien de Robespierre énonçant les principes de la moralité en 1794, par l’élaboration d’une véritable synergie de relation franche entre les peuples fondée sur la fraternité universelle des hommes. Il est, par conséquent, appel à une éthique du vivre ensemble.

Le 02 Mai 2016 au Collège de France, Achille Mbembe précisait sa pensée en ces termes :

« L’Afrique doit devenir son propre centre et sa propre force. L’avenir de la planète se joue en Afrique en grande partie. Tant que l’Afrique n’est pas debout, la situation des minorités d’ascendance africaine ne s’améliorera point. Votre destin en Europe, aux États-Unis et ailleurs est lié que vous le vouliez ou non au devenir du continent. Tant que le continent est à genoux, votre humanité pleine et entière sera remise en question où que vous soyez ».

Cette orientation idéologique de l’élaboration d’un véritable sujet africain rencontre celle de Tchicaya U Tam’si qui, partant du constat qu’ « il y a tant de soumis dont il faut relever la face », projetait de « remettre les hommes en face d’eux-mêmes » par l’établissement d’un « dialogue ininterrompu ». Car « les plus seyantes des valeurs africaines sont celles (qu’il) doit accoucher ».

Il en découle que Achille Mbembe propose un début de réponse à la question formulée par Thabo Mbeki lors d’un discours à l’université des Indes occidentales en Jamaïque le 1er Juillet 2003 :

« Pourquoi la condition des Africains s’est dégradée au fil des ans bien que les Républiques africaines existent en tant que Républiques noires, comme c’est le cas en Haïti depuis 200 ans ? »

Pour lui, la condition des Africains s’est dégradé au fil des ans parce que, non seulement les libertés fondamentales et les droits élémentaires ont été constamment embrigadés, mais aussi et surtout parce que les théories de développement préconisés ont étouffé l’expression de leur énergie créatrice par le repli identitaire, l’identité victimaire, l’instrumentalisation de la différence et la focalisation sur la race.

Pour favoriser l’expression du sujet urbain africain, Mbembe s’inscrit dans la dynamique méthodologique de Frantz Fanon qui disait :

« Il n’y a pas de monde blanc. Il n’y a pas d’éthique blanche, pas d’avantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre au monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne dois pas chercher le sens de ma destinée. (…) Le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence ». (Fanon, Op. cit.: 188).

Autrement dit, produire la vie, la liberté et la communauté dans la société contemporaine moderne, africaine en particulier nécessite l’invention d’un imaginaire alternatif fondé sur un projet d’une vie plénière qui suppose la responsabilité devant soi, les autres et les nations.

Par conséquent, si l’afropolitanisme se veut un appel à une politique du semblable différente de celle de la différence, il véhicule l’idée d’établissement d’une morale de la responsabilité et de la conviction telle que formulée par Max Weber dans « Le savant et le politique » (1959). Raymond Aron la synthétise en ces termes dans « Les étapes de la pensée sociologique » :

« L’éthique de la responsabilité est simplement celle qui se préoccupe de l’efficacité et se définit donc par le choix de moyens adaptés au but que l’on veut atteindre ». Celle de la conviction consiste à nommer l’innommable, exprimer l’inexprimable et dire l’indicible pour permettre la reconstitution significative du moi collectif. Car comme l’a si bien vu Fatou Diome, « la liberté n’est qu’un leurre lorsqu’on la savoure seul ».

La théorie afropolitaine trouve sa valeur dans sa capacité à transcender l’espace et le temps. Elle a une vocation universaliste. Elle est surtout tournée vers l’avenir qui réside, non pas dans le particularisme, mais l’universalisme. En d’autres mots, le discours idéologique afropolitain est un hymne à l’universalisme. Il fait chorus avec l’assertion suivante de Karl Marx dans « Le dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte » :

« La révolution sociale ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement du futur. Elle ne peut commencer avec elle-même avant de s’être dépouillée de toutes les superstitions contenant le passé » (Marx, 1976 :18).

L’absence de culte du passé répond à un souci de dynamisme de la pensée. Cet objectif est un effort soutenu de désamorcement constant de l’imbroglio que pourrait susciter un certain immobilisme du passéiste, eu égard que « La lutte entre l’ancien et le nouveau, entre le vrai et le faux dans la société (sans classe) se poursuivra indéfiniment ». (Mao, 1978 : 248).

Toutefois, si la théorie de l’afropolitanisme est intellectuellement séduisante, fascinante, elle est difficilement réalisable, parce qu’elle a une faiblesse conceptuelle qui se situe dans la perception de la différence. Et l’application de la dialectique matérialiste à l’évolution de la société, c’est-à-dire le matérialisme historique permet de mieux la cerner.

Le dialecticien – qu’il soit de gauche ou de droite – développe une conception dualiste du monde. Pour lui, rien n’est définitif. Rien n’est éternel, sauf le changement. Le monde a un principe auto-dynamique. George Politzer dans « Principes élémentaires de la philosophie » affirme à cet effet : « La science, la nature, la société doivent être vues comme un enchaînement de processus et le moteur qui agit pour développer cet enchaînement, c’est l’auto-dynamisme » (Politzer, 1977 : 169).

En d’autres termes, pour le dialecticien, le monde est un ensemble de processus qui développe une loi : celle de l’action réciproque appelée encore loi de la contradiction. La dialectique matérialiste reconnaît la contradiction (appelée identité chez Mao) comme la quintessence de toute chose. Elle est « inhérente à tout ce qui vit. L’on dit qu’elle est universelle. L’on dit aussi qu’elle est absolue».

Loi essentielle de la dialectique, la contradiction a effectivement des traits distinctifs dont le premier est l’existence de deux pôles inégaux. Ces deux pôles sont nécessairement liés ; d’où l’expression unité dialectique ou unité des contraires. Aussi la formule – t – on par l’équation 1 = 2. Mao Tsé Toung explique cette corrélation : « Un seul et même événement comporte deux aspects contradictoires » (Mao, 162 :173).

Le second trait distinctif de la contradiction est l’universalité et l’influence mutuelle. Les pôles inégaux en contradiction présentent un dominant : aspect principal de la contradiction et un dominé : aspect secondaire de la contradiction. Dans leur lutte, ces deux pôles tendent à se convertir. Ainsi, s’explique le troisième trait distinctif de la contradiction qui est la conversion des contraires.

Ce qui précède autorise à dire que l’histoire est par essence différenciation. Au sens hégeliano- marxiste, elle est un combat d’idéologies. La neutralité n’est donc pas de son ressort. L’histoire est une machine à fabriquer de l’identité et de la différence. Toute société a son histoire, et donc sa spécificité qui résulte d’une contradiction sui generis, d’un processus de prospérité et de puissance particulier qui donne une connotation particulière à l’époque.

La traite négrière, l’esclavage, la colonisation, la mondialisation… participent de la constitution d’une disposition d’esprit particulière et par conséquent de la formation des consciences historiques. C’est pourquoi, à la suite du professeur Sidibé Valy qui soutient qu’ « il n’y aura de véritable révolution africaine sans peuples pétris de conscience historique », nous retenons que la construction d’un véritable sujet africain urbain exige la formation d’une réelle conscience historique.

Conclusion

L’afropolitanisme se veut une théorie sociale qui, à partir d’une lecture dynamique du « basculement des mondes » entend, non seulement « rendre compte du temps vécu » mais aussi et surtout proposer un projet mobilisateur d’une humanité urbaine. Il se détermine comme une quête inlassable de réponses aux interrogations qui assaillent le monde, africain singulièrement.

Le discours idéologique afropolitain est un hymne à l’universalisme, parce qu’il se donne pour objectif de créer les conditions d’un présent en partage et donc d’un futur en commun. Il a une faiblesse considérable qui réside dans l’occultation de la loi fondamentale de la dialectique de la société à savoir la contradiction.

Mais il demeure une grande œuvre théorique et intellectuelle au sens où l’entendait Jean Paul Sartre : « Une grande œuvre n’est jamais le ‘‘reflet’’ d’une réalité déjà existante, mais d’abord le ‘‘projet’’ d’un monde naissant. Elle est ainsi une participation à la création continue de l’homme, à l’invention du futur » (Gaarauy, Op. Cit. 1985: 50)

*Professeur Adama Samaké

Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan

Votre avis