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L’afropolitanisme, une théorie du sujet urbain (1ère partie) *Adama Samaké*

Une lecture rétrospective de l’histoire de l’humanité, histoire entendue au sens hégéliano-marxiste comme l’évolution progressive des institutions socio économico politiques, permet de constater qu’elle repose sur celle des révolutions qui ont marqué son évolution. L’histoire de l’humanité est celle des grandes guerres. Elle enseigne que le progrès de l’humanité n’est rien d’autre que l’expression du brassage des cultures. Mais Paul Ricœur, dans son célèbre ouvrage Les cultures et le temps (1975) prévient que le brassage des peuples n’est pas doux ; car le principe de conservation, pour la plupart des peuples, est la conquête. En outre, il relève avec amertume qu’une faille est inhérente à la marche de l’humanité ; celle de ne pas être arrivée à élaborer une philosophie de l’histoire à même de résoudre les problèmes de coexistence des peuples.


La société contemporaine moderne en général, africaine en particulier corrobore cette assertion par l’exacerbation des violences, passant du choc des civilisations (Samuel Huntington, 1997, 2000) à leur naufrage (Amin Maalouf, 2019). Achille Mbembe constate à juste titre : « Comme hier, le monde contemporain reste façonné et conditionné en profondeur par cette forme ancestrale de la vie culturelle, juridique et politique que sont la clôture, l’enceinte, le mur, le camp, le cercle et, en fin de compte, la frontière. Les procédures de différenciation, de classification et de hiérarchisation aux fins d’exclusion, d’expulsion, voire d’éradication, sont partout relancées » (Mbembe, 2013, 2015 : 45).
L’Afrique semble l’épicentre de ce « déréglement du monde » (Maalouf, 2009), cette « société du risque » (Appadurai, 2013), cette dislocation du « capital social » (Fukuyama, 2000). En effet, l’historien burkinabé Joseph Ki Zerbo fait le diagnostic que « La civilisation africaine est en voie de dissociation ».


Le troisième millénaire ainsi fondé sur la reconfiguration des identités fait de la mobilité, de la circulation et de l’urbain des paradigmes incontournables des dynamiques sociétales. Le sociologue italien Michel Maffesoli soutient : « Ce qui est certain, c’est que ‘‘la circulation’’ reprend. Désordonnée, tourillonneuse même, elle ne laisse rien, ni personne indemne » (1997 : 25).
Ces remarques suscitent au demeurant une vaste interrogation : comment construire le sujet urbain de sorte à favoriser une véritable synergie de relation franche entre les peuples ? Face aux grandes transformations urbaines et sociales, quelles sont les nouvelles représentations possibles et nécessaires de l’imaginaire social négro-africain dans la création des richesses et l’émergence tant souhaité?
Achille Mbembe propose l’afropolitanisme qu’il conçoit comme une représentation projective fondée sur l’En-commun.

I – ARCHÉOLOGIE ET AVENTURE DE L’AFROPOLITANISME

Sémantiquement, l’Afropolitanisme est composé du radical « Afro » qui veut dire Afrique et du suffixe « politanisme » dérivé du grec « politis » qui fait référence au « citoyen ». L’étymologie du mot fait donc allusion à la place de l’Africain dans le concert des nations ; ce que confirment ses concepteurs.
L’Afropolitanisme est un concept forgé en 2005 par l’écrivaine ghanéenne Taiye Selasi et l’historien camerounais Achille Mbembe. Celle-ci fut la première à employer ce terme dans un essai de sociologie intitulé Bye-Bye Babar (or what is an Afropolitan ?) publié en mars 2005 dans le numéro de l’Afrique du Magazine The LIP, pour évoquer son ancrage multiculturel.
Née à Londres le 02 Novembre 1979, Taiye Selasi est en effet une britannique dont les origines familiales sont au Nigeria de par sa mère et au Ghana, de par son père. Elle a grandi aux Etats-Unis, précisément à Brookline (au Massachusetts), mais vit entre Rome, New York, Delhi, Berlin où elle exerce ses activités de romancière, nouvelliste, musicienne et photographe.
Son essai de sociologie exprime l’idée de l’émergence d’une nouvelle génération d’Africains. L’Afropolitanisme est l’expression de cette identité plurielle, indécise, marquée par la culture urbaine et la dynamique métropolitaine. Car Taiye Selasi ne se sent pas véritablement britannique, ni américaine, encore moins totalement de tradition africaine. L’Afropolitanisme est par conséquent, selon sa perception, « une forme de la présence africaine dans le monde ».
Toutefois, si Taiye Selasi soutient que l’Afropolitain réside dans les capitales des pays développés, l’universitaire, politologue, philosophe, théoricien de la postcolonie (à ne pas confondre avec les théories postcoloniales) Achille Mbembe ne partage pas cette idée. Pour lui, l’Afrique doit être le point de départ de l’itinéraire afropolitain. A l’opposé également de Selasi qui l’inscrit après le XIXème siècle, Mbembe affirme que l’Afrique se caractérise historiquement par le mouvement, la circularité, la fluidité et l’ouverture au monde. Il affirme en effet :

« Historiquement, la dispersion des populations et des cultures ne fut pas seulement le fait d’étrangers venant chez nous. En fait, l’histoire précoloniale des sociétés africaines fut, de bout en bout, une histoire de gens sans cesse en mouvement à travers l’ensemble du continent. (…) L’histoire culturelle du continent ne se comprend guère hors du paradigme de l’itinérance, de la mobilité et du déplacement (…) ».

C’est le lieu de dire que l’Afropolitanisme » est surtout galvaudé par Achille Mbembe, par l’entremise d’une tribune : « Afropolitanisme » publiée dans les quotidiens sénégalais Sud-Quotidien et camerounais Le Messager du 20 décembre 2005 ; tribune reprise par la revue Africultures dans son numéro du 25 décembre 2005. Le concept est aussi et surtout vulgarisé par l’entremise de différents essais : De la postcolonie (2000), Sortir de la grande nuit (2010, 2013), Critique de la raison nègre (2013, 2015), Politique de l’inimitié (2016).
L’itinéraire théorique de l’afropolitanisme se détermine à trois niveaux. Le premier consiste à faire l’état du monde, africain en particulier et d’analyser les théories qui l’ont fondée jusque-là pour mesurer leur pertinence. Mbembe relève un double paradoxe dans le fonctionnement de la société mondiale contemporaine, mais aussi au niveau africain. Si elle est soutenue par la mondialisation qui est initialement un processus d’extension planétaire des échanges, d’harmonisation des liens, d’interdépendance des peuples, si elle est au demeurant le lieu d’un fort brassage soutenu par une mobilité croissante, elle est néanmoins en proie à des Politiques de l’inimitié qui accentuent la différenciation. Mbembe affirme à juste titre : « Tout comme le début du XIXème siècle, le début du XXIème siècle constitue (…) un grand moment de division, de différenciation universelle et de quête de l’identité pure » (Mbembe, 2013, 2015 : 46).
Le second paradoxe concerne l’Afrique. Elle est le lieu de fortes migrations interne et externe. Elle n’est plus un centre en soi, sa caractéristique essentielle est son décentrement. Cette réalité existentielle suscite une question chez Mbembe : Qui est Africain ?
Mais en dépit de cette forte dynamique migratoire, « il est difficile de nier qu’au regard de la scène générale de notre monde, l’Afrique est encore en sommeil » (Mbembe, 2000 : XXXI).
Comment et pourquoi en est-on arrivé à cette léthargie ? Telle est l’interrogation qui fonde le deuxième niveau qui détermine l’Afropolitanisme. Elle trouve sa réponse dans l’analyse des discours qui ont conceptualisé le monde africain : l’afro-pessimisme, l’africanisme, puis l’afro-radicalisme et l’afrocentrisme avec leurs variantes que sont le marxisme, le nationalisme, le panafricanisme, le nativisme, l’égyptomanie. Achille Mbembe fait le constat de la stagnation de ces modes de pensée face aux reconfigurations sociales mondiales ; stagnation qui entraine un déphasage entre la réalité existentielle et les paradigmes politico intellectuels africains. Pour lui, les limites de ces discours se trouvent dans leur orientation résolument focalisée sur la différence et la race. En d’autres termes, selon Mbembe, aucune théorie, aucun discours centré sur la différence et la race ne peut véritablement favoriser l’avancée de la réflexion sur la culture et la démocratie, encore moins l’expression pleine des humanités.
Ainsi s’explique son refus d’être lu et vu comme un adepte des théories postcoloniales : refus de considérer la colonisation comme le point central de la réflexion sur l’Afrique et les ex territoires colonisés, parce que ces ex colonies ont connu une histoire ante colonisation riche ; refus de la fétichisation des notions de résistance et de subalternité et enfin refus de s’agripper aux problématiques de la différence et de l’altérité. Achille Mbembe affirme sa démarcation en ces termes :

« De la postcolonie – que l’on range souvent à tort sous le parapluie des « études postcoloniales » – s’attaque à trois veaux d’or de l’orthodoxie postcolonialiste, à savoir, d’abord, la tendance à réduire la longue histoire des sociétés anciennement colonisés à un moment unique (la colonisation) alors qu’il s’agit de réfléchir en termes de concaténation des durées ; ensuite, la fétichisation et la conflation des deux notions de « résistance » et de « subalternité » ; et finalement les limites des problématiques de la différence et de l’altérité » (Mbembe, 2010, 2013:140).

Alors que faire ? « Comment fonder une relation avec les autres basée sur la reconnaissance réciproque de nos communes vulnérabilité et finitude » (Mbembe, 2016 : 9) ?
Ainsi se décline le troisième niveau de détermination de l’afropolitanisme. C’est le niveau fondamental de la proposition d’une méthodologie pragmatique d’investigation intellectuelle et sociologique en vue selon ses termes de « ré-enchanter l’Afrique » (Mbembe, 2000 : XXXII).
Mbembe peut affirmer : « Nous cherchons désormais à écrire l’Afrique dans un contexte caractéristique, plus que par le passé, par la reconnaissance de la pluralité des savoirs » (Mbembe, Idem : 26).
Cette écriture exige de tourner le dos à la méthode différentialiste des analyses africanistes et structuralo-marxistes pour faire naître des logiques de convivialité, de familiarité et de domesticité qui favorisent la conversion des dominants et dominés dans le même champ épistémique. En d’autres termes, elle consiste à susciter la problématique de l’édification de l’identité africaine en relation avec les métropoles ; d’où la définition de l’afropolitanisme :

« La conscience de cette imbrication de l’ici et de l’ailleurs, la présence de l’ailleurs dans l’ici et vice versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires et cette manière d’embrasser, en toute connaissance de cause, l’étrange, l’étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face dans le visage de l’étranger et de valoriser les traces du lointain dans le proche, de domestiquer l’in-familier, de travailler avec ce qui a tout l’air des contraires – c’est cette sensibilité culturelle, historique et esthétique qu’indique bien le terme ‘‘afropolitanisme’’ ». (Mbembe, 2010, 2013 : 229).

Il en découle que l’afropolitanisme est une idéologie ; idéologie entendue selon l’acception de Pierre Ansart (1974). C’est-à-dire un discours orienté par lequel une passion cherche à réaliser une valeur. La valeur à réaliser ici est l’En-commun : « forme de l’imagination sociale et politique dans l’Afrique contemporaine » qui consiste dans la « délivrance de la haine de soi et de la haine de l’Autre » pour favoriser « une reconnaissance mutuelle de l’humanité de chacun et du droit de chacun de vivre en liberté devant la loi ».


Par conséquent, l’afropolitanisme se veut un processus cathartique des consciences individuelles et collectives en vue du rétablissement nécessaire de l’équilibre par la transformation de la marge en centralité. Alors l’élaboration de l’être En-commun a pour implication la réorganisation de la société. Cela autorise à dire que l’afropolitanisme, comme toute idéologie, « interpelle les individus en sujets » .

*Professeur Adama Samaké

Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan

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