Dans cet entretien, l’économiste El Hadj Ibrahima Sall, économiste et ancien ministre, analyse la situation économique du Sénégal et les choix qui s’offrent à lui. Il revient sur la décision du gouvernement d’opter pour une gestion active de la dette, qu’il juge pertinente mais exigeante, à condition d’être portée par la transparence, la discipline et une vision solide. Face aux soupçons de fausses statistiques et à l’érosion progressive de la confiance, il appelle à une vérité assumée et à une reconstruction méthodique de la crédibilité publique. Pour lui, la trajectoire actuelle des finances du pays n’est plus tenable et nécessite un tournant stratégique, incluant une renégociation urgente et sereine avec le FMI. Au-delà des chiffres, Sall plaide pour une réforme profonde, fondée sur la rigueur, la cohérence et un souverainisme de responsabilité. Propos recueillis par Henriette Niang Kandé.
Le gouvernement du Sénégal a opté pour une gestion active de sa dette, en lieu et place de la restructuration que semblait souhaiter le FMI. Qu’en pensez-vous ?
C’est une bonne idée a priori de procéder à une gestion active de la dette. C’est une volonté d’optimisation continue de la dette , donc une intention louable.
Toutefois, la gestion active de la dette ne doit jamais être confondue avec une série de manœuvres improvisées destinées à gagner du temps. Elle est tout sauf un pilotage à vue. Elle exige une vision, une méthode et une architecture financière capables de résister aux pressions politiques du moment.
La gestion active suppose également une culture analytique approfondie du risque. Elle repose sur des scénarios, des tests de résistance, des hypothèses prudentes et un dialogue constant entre fiscalité, trésorerie, marchés et politique monétaire.
Enfin, une gestion active authentique, repose sur la transparence et la vraie discipline institutionnelle : publications régulières, données sincères, audits indépendants, communication claire aux marchés. Aucune gestion improvisée ne peut survivre à ce niveau d’exigence.
Mais cette stratégie n’est pas miraculeuse. Elle peut échouer et elle échouera si les conditions de sa réussite ne sont pas réunies.
Le premier risque est celui de la tentation court-termiste : utiliser la gestion active pour masquer un déficit trop élevé ou différer des corrections indispensables. Ce serait pervertir l’outil et accroître les vulnérabilités.
Le second risque est celui de l’indiscipline budgétaire : aucune restructuration intelligente des échéances ne compense une dépense incontrôlée ou une base fiscale stagnante.
Vient ensuite le risque de manque de transparence : les marchés ne pardonnent pas les incohérences statistiques, les révisions brutales ou les zones d’ombre. Elles renchérissent immédiatement la dette et détruisent la confiance.
Enfin, la gestion active échouera si elle n’est pas adossée à un cadre macroéconomique cohérent: croissance réelle, stratégie fiscale, gouvernance financière et crédibilité politique doivent converger. Sans cet alignement, même les opérations les mieux structurées deviennent des palliatifs inefficaces.
La gestion active n’est pas une échappatoire. C’est une discipline, un engagement, une promesse de sérieux. Elle exige un cap, pas un réflexe. Lorsqu’elle est maîtrisée, elle protège l’État. Lorsqu’elle est utilisée comme un artifice, elle le met en danger. La différence entre les deux ne relève pas de la technique, mais du courage.
Comment restaurer la confiance après des soupçons de fausses statistiques et de déclarations erronées ?
Restaurer la confiance, c’est toujours réparer un miroir fissuré. Il ne suffit pas de le recoller, il faut polir chaque éclat, redresser chaque fragment et accepter de se montrer vulnérable face au regard des autres. Le Sénégal doit d’abord se tourner vers la vérité, la chercher sans détour ni artifice, l’annoncer avec courage même si elle est amère. Reconnaître les erreurs, exposer les errements passés, expliquer les failles du système, voilà le premier geste.
Ensuite, il faut reconstruire le tissu de la crédibilité, fil après fil. Les institutions doivent devenir des gardiennes de la transparence, les chiffres publiés doivent être vérifiables et audités, chaque décision économique doit s’accompagner d’une traçabilité claire, chaque déclaration d’État d’un engagement à rendre des comptes.
Restaurer la confiance est un travail de longue haleine. Chaque chiffre honnête, chaque réforme transparente, chaque geste de courage et d’intégrité est comme une branche qui grandit, jusqu’à ce que le Sénégal, lentement mais sûrement, redevienne ce pays où l’on peut croire, investir, et espérer. La confiance se mérite dans la constance et la vérité. Elle naît d’abord d’un regard honnête posé sur soi-même : reconnaître les failles, avouer les erreurs, tirer les leçons du passé. Il faut, pour cela, que chaque décision publique soit claire, chaque action transparente, chaque discours accompagné de faits et de preuves.
En plus des institutions fortes, loyales et indépendantes, capables de protéger le citoyen et de sanctionner ceux qui trahissent l’intérêt général, il nous faut des politiques économiques stables, prévisibles, fondées sur la justice et l’équité, où les règles ne changent pas au gré des vents de la politique, mais suivent un cap tracé par la raison et le bien commun.
Au regard des difficultés économiques actuelles, le Sénégal doit-il changer de trajectoire ?
En économie comme dans la vie, il est difficile de maîtriser les processus de régression. Ils commencent toujours en silence, comme une fissure invisible sous la peinture fraîche. Une dette qui enfle, une confiance qui se retire, un geste qu’on croyait sûr et qui soudain hésite. Rien ne s’effondre d’un seul coup : tout recule à pas feutrés, par petites pertes successives, par renoncements minuscules
Mais il existe, dans toute dynamique humaine ou économique, un seuil fragile (un point de percolation) au-delà duquel, la régression change de nature. Ce qui n’était qu’un recul lent devient une chute ordonnée, presque méthodique. L’effondrement cesse d’être un accident. Il s’organise, il se structure, il se propage. Et lorsqu’on en prend conscience, il est déjà trop tard pour prétendre commander le mouvement. Ce qu’on peut faire, au mieux, c’est relever la tête, reprendre pied, et reconstruire le chemin perdu.
La trajectoire actuelle de nos finances publiques n’est plus une courbe qui se laisse polir. C’est un sillage de plus en plus étroit où chaque pas repousse les limites du possible. La dette cesse d’être un chiffre, elle devient une ombre portée. Le déficit n’est plus une donnée budgétaire : il devient une force gravitationnelle qui attire vers le bas. Les finances publiques ne s’inscrivent plus dans le paysage institutionnel. Elles deviennent le souffle même de l’État, la condition de sa souveraineté, de sa capacité à payer ses serviteurs, à protéger les plus vulnérables, à tenir sa parole.
Notre secteur privé est aujourd’hui menacé d’éviction sur les marchés des capitaux. Un phénomène ancien mais toujours central dans l’analyse économique. Plus l’État se finance sur les marchés, plus l’argent devient cher et rare pour les entreprises.
Changer la trajectoire financière du Sénégal, c’est comprendre que la poursuite de la tendance actuelle n’est plus une option. Ce n’est plus un problème de pente, c’est un problème de direction. Ce n’est plus un ajustement marginal, c’est un choix radical : accepter que l’ancien sentier doit être abandonné, et qu’il faut en tracer un nouveau, plus étroit, plus exigeant, mais durable. Cela demande du courage politique, la discipline d’un État qui accepte de se regarder sans artifice, et la sagesse d’une nation qui refuse de confondre la fierté avec l’aveuglement. Un point de rebroussement n’est pas une défaite, mais un acte de survie. Ce n’est pas un recul, mais le refus d’un naufrage silencieux.
Est-ce à dire qu’il faut reprendre les négociations avec le FMI ?
Le Sénégal n’a jamais rompu avec le FMI. Ce qu’il faut, c’est un nouveau programme. Nos finances publiques sont à un seuil critique, et chaque jour de retard réduit la marge de manœuvre de l’État, étouffe ses projets et fragilise sa souveraineté réelle. Lorsque la dette publique s’étire au-delà du raisonnable, quelque chose se fissure dans la respiration même du pays. Les marchés, ces baromètres silencieux, n’entendent plus le récit national : ils n’écoutent que les chiffres, et leurs aiguilles se mettent à trembler. Les taux montent comme une fièvre, les investisseurs deviennent prudents, puis fuyants, et la confiance se délite grain par grain.
L’argent destiné à préparer l’avenir doit désormais payer les intérêts du passé. Les écoles, les routes, les hôpitaux attendent, tandis que la dette réclame chaque mois son tribut. Alors l’équilibre économique se fragilise : les prix s’échauffent, la monnaie se tend, le budget devient un champ de tensions où l’État cherche à tout couvrir mais ne parvient plus à tout protéger. Les plus vulnérables en ressentent les premiers les secousses, car l’instabilité se propage toujours par le bas avant d’atteindre les hauteurs.
Le FMI ne vient pas et ne doit pas remplacer la volonté nationale. Il restaure le plancher sur lequel le Sénégal peut de nouveau se tenir debout, réapprendre l’équilibre, et reprendre enfin la marche vers un avenir qui ne soit plus une fuite en avant, mais une trajectoire économique solide, assumée, et durable.
Reprendre ces discussions, c’est avant tout protéger le pays, stabiliser le navire avant qu’il ne dérive plus loin. C’est restaurer la confiance, montrer que les chiffres sont fiables, que les engagements sont assumés et que le redressement est possible et crédible. Ce n’est pas un renoncement à l’autonomie : c’est un acte de souveraineté. La vraie liberté d’un État commence par la capacité à sécuriser ses finances, à garantir sa monnaie et à préserver ses citoyens dans les tempêtes économiques. Ainsi, reprendre les négociations avec le FMI n’est pas une option. C’est une nécessité urgente.
On parle souvent du FMI comme d’une ombre tapie derrière les chiffres, un visiteur austère venu imposer le silence aux rêves. Mais cette image est trompeuse, et peut-être commode pour ceux qui refusent de regarder lucidement le monde. Le FMI n’est pas un adversaire, encore moins un gourdin brandi contre la souveraineté ; c’est un partenaire exigeant, un miroir sans complaisance où les nations se voient telles qu’elles sont, sans fard ni illusion.
On connait la nature de ces négociations. Comment armer le Sénégal face au FMI ?
Le Sénégal ne doit pas s’armer comme on se prépare à un combat, mais comme on se prépare à bâtir une maison solide, ouverte et digne. Face au FMI, l’arme véritable n’est ni la défiance ni l’effroi. C’est la vérité servie par des expertises et des compétences éprouvées. Il faut d’abord éclairer les chiffres comme on ouvre les volets d’une maison longtemps fermée. Dire, sans bruits, ce qui a été mal compté, corriger ce qui a été faussé, reconnaître sans détour les ombres du passé. Car c’est dans la clarté que naît la confiance, et dans la confiance que commence la coopération.
Ensuite, il faut se doter d’institutions droites, d’outils solides, de mécanismes qui ne tremblent pas sous la pression des jours. Publier les données, les ouvrir aux regards, accepter l’audit comme on accepte le jugement d’un maître exigeant qui ne souhaite que votre progrès. Laisser les chiffres respirer dans la transparence, permettre au pays de reconquérir la crédibilité perdue et d’asseoir une parole qui porte loin.
En face du FMI, le Sénégal doit aussi s’armer d’ouverture. Écouter, apprendre, dialoguer. Demander l’assistance technique si nécessaire, comme un artisan accepte un outil neuf pour mieux façonner la pierre. L’ouverture, c’est de garder l’esprit de conquête — non pas par l’orgueil, mais par désir d’aller plus loin, de mieux faire, de rejoindre le monde sans se perdre soi-même.
Enfin, il faut une éthique, une colonne vertébrale. Car aucun instrument, aucune règle, aucune surveillance ne servira si le pays n’est pas prêt à rendre des comptes à lui-même d’abord. Le FMI ne surveille que ce que le pays accepte de montrer ; mais la confiance, elle, se construit de l’intérieur. Ainsi armé de vérité, d’institutions solides, d’humilité, d’ouverture et d’éthique, le Sénégal ne se présente pas au FMI comme un élève tremblant ou un adversaire méfiant, mais comme un partenaire lucide. Un pays qui veut être regardé droit dans les yeux, et qui, par cette posture, obtient le respect, la coopération et un avenir négocié dans la dignité.
Peut-on réformer le Sénégal ? Que signifie réformer l’économie ? Comment réformer ?
Réformer une économie, c’est avant tout reconnaître que l’œuvre humaine n’est jamais achevée. L’économie, vaste réseau de promesses et de contraintes, n’est pas une machine immuable : elle est le reflet de nos choix, de nos désirs, de nos peurs et de nos ambitions. Réformer, c’est regarder ce miroir et admettre que certaines lignes sont floues, que certains reflets sont déformés, que l’équilibre fragile entre richesse et justice, entre innovation et sécurité, entre liberté et régulation, vacille parfois. Réformer une économie, c’est accepter le doute, l’inconfort de changer ce que l’on croyait solide, c’est oser repenser les structures, redistribuer les forces, ajuster les règles du jeu pour qu’elles servent mieux l’homme et non l’inverse.
Il est crucial de réformer l’économie parce que rien de ce qui vit ne peut se suffire à lui-même. Une économie figée s’épuise, elle étouffe le souffle de la créativité et condamne les plus fragiles à l’ombre. Réformer, c’est prévenir le naufrage silencieux des sociétés, c’est rappeler que la prospérité n’est pas un droit acquis mais une quête fragile qui demande courage et vigilance. C’est permettre à chacun de trouver sa place, d’accéder à la dignité, de rêver sans crainte d’être écrasé par les mécanismes invisibles du marché. L’économie n’est pas seulement un calcul de richesse : elle est un instrument de vie collective, un chant complexe qui ne peut rester harmonieux que si l’on accepte d’en réviser les accords.
Réformer n’est jamais un geste isolé, un simple ajustement mécanique. Avant de songer à toucher aux rouages de l’économie, il faut que l’esprit soit prêt, que la société elle-même soit prête. Les conditions préalables à toute réforme sont d’abord des lumières intérieures : la clarté de la vision, le courage d’affronter les résistances, la lucidité sur nos faiblesses et nos excès. Elles exigent aussi un dialogue avec la réalité : connaître les forces et les fragilités, mesurer l’influence des puissances invisibles qui gouvernent les marchés, écouter les voix des plus faibles pour que le changement ne devienne pas oppression. Sans cette préparation, la réforme se perd dans le vent comme une voile déchirée.
Que vous inspire la gestion économique de notre pays ? Quels conseils donneriez-vous aux autorités en charge de la conduite de la politique économique du Sénégal ?
Que l’heure est de se mettre au chevant de l’économie. L’économie c’est l’urgence nationale. Je dirai : l’économie d’abord ! L’économie maintenant ! Ensuite que l’obstacle en économie n’est pas nécessairement un ennemi : il est le maître silencieux qui nous enseigne, le forgeron qui trempe notre volonté dans le feu de la réalité. Sans lui, l’ambition s’amaigrirait, les projets se dissoudraient dans la complaisance, et la croissance ne serait qu’un mirage fragile sur des sables mouvants. L’obstacle en économie impose la réflexion, aiguise le jugement, oblige à mesurer chaque pas, à peser chaque risque, à inventer des chemins nouveaux quand les routes habituelles se ferment.
Les marchés, les crises, les contraintes budgétaires, les limites techniques ou humaines sont autant d’obstacles qui, loin de nous briser, nous façonnent. Ils nous apprennent la patience et le courage, la prudence et l’audace, la lucidité et l’imagination. Rendre hommage à l’obstacle, c’est comprendre que chaque frein est une chance déguisée, que chaque résistance contient en germe l’opportunité d’innover et de croître autrement. C’est célébrer la tension entre le possible et l’impossible, car c’est dans ce brasier que naît l’économie solide, créatrice et durable, celle qui ne s’écroule pas face au vent, mais qui s’élève avec majesté, pierre après pierre, défi après défi.
On ne façonne pas une économie sur le sable mouvant des vagues intentions et des promesses faciles. Elle se forge dans la dureté des obstacles, dans la confrontation patiente avec les murs invisibles qui barrent le chemin. Chaque pierre levée, chaque résistance affrontée devient une assise solide, chaque échec transmué en leçon, un pilier pour l’édifice à venir. L’économie véritable n’est pas un rêve léger : elle est l’œuvre des mains qui savent plier le réel, dompter les difficultés et transformer les contraintes en fondations durables.
L’économie n’a jamais prêté serment devant un drapeau. On peut lui parler de souveraineté, de grandeur retrouvée, de replis protecteurs : elle n’écoute pas. L’économie ne se laisse ni émouvoir ni intimider ; elle obéit à ses propres lois, anciennes comme les marchands phéniciens, impérieuses comme la marée. Les nations, parfois, rêvent de la contenir, de l’assigner à résidence dans les bornes de leurs désirs. Mais l’économie passe sous les portes fermées, contourne les murs, traverse les illusions. Elle suit la confiance, la prévisibilité, la stabilité et déserte les territoires où l’orgueil remplace le calcul. Elle n’a pas d’idéologie, seulement une mémoire : celle des risques et des récompenses, des promesses tenues et des serments trahis.
Alors, face à elle, un certain souverainisme ressemble à un théâtre d’ombres : bruyant, vibrant, sincère parfois, mais impuissant. Car l’économie ignore les déclarations de pure fierté nationale. Elle ne connaît que les gestes, les actes, les engagements soutenus par le temps. Et lorsque ces gestes vacillent, lorsque la politique se drape dans ses absolus, l’économie continue son chemin ailleurs, vers d’autres ports, là où la raison et l’efficacité l’appellent. C’est là sa leçon secrète : l’économie ne se gouverne pas par incantation, mais par les faits. Elle ne se soumet pas au souverainisme ; elle lui survit.
Le souverainisme se grise d’orgueil national sans jamais assumer la discipline, le travail et la rigueur qu’exige l’économie. Ce souverainisme-là est un refuge, non un projet. Ce n’est qu’un cri de détresse. Le nôtre doit être tout autre. Il doit être un souverainisme de sagesse : lucide, maître de ses émotions, enraciné dans la responsabilité et l’exigence. Voilà le discours de souveraineté que nous souhaitons pour notre Nation : la hauteur de vue, la constance et la maturité d’un peuple qui sait où il va, et qui avance, debout, avec le monde, sans jamais se mettre à genoux devant lui.
