Dakar, presqu’île sans la mer – Plaidoyer pour un littoral vivant, ouvert et partagé (Par Oumar Ba)

I. Dakar, presqu’île en quête d’horizon

Dakar est une ville née de la mer. Mais elle vit tournée contre elle. C’est un paradoxe géographique et moral : sur la presqu’île la plus maritime d’Afrique, l’horizon marin est devenu invisible, voire interdit. Les plages sont clôturées, les falaises bétonnées et les sentiers effacés. Désormais, les Dakarois n’accèdent plus à ce qui faisait l’âme de leur cité : la mer, l’air, la plage, l’horizon.

Cette invisibilité est plus qu’une gêne : c’est une injustice spatiale. Car l’accès à la mer, autrefois populaire, est devenu, aujourd’hui, un privilège foncier et social. Les hôtels, résidences privées et propriétaires privilégiés ont capturé l’horizon ; la grande partie de la population n’a hérité que des ruelles saturées et des plages encombrées. Peu à peu, un espace commun s’est transformé en mosaïque d’enclaves et de gated communites, comme si le rivage pouvait être privatisé, comme si l’Océan pouvait être confisqué.

Ainsi, sur la plus belle façade maritime d’Afrique de l’Ouest, le littoral est devenu une frontière intérieure, une mer interdite. Paradoxe : on vit sur une presqu’île… sans voir la mer. On vit sans horizon.

Et pourtant, cette situation déplorable n’est pas une fatalité. Elle résulte d’un ensemble de décisions (ou d’indécisions) – donc elle peut être défaite par d’autres décisions plus éclairées et courageuses. Réconcilier Dakar avec sa mer ne relève pas uniquement de l’aménagement urbain : c’est un geste social, écologique, culturel et profondément politique. C’est un acte qui engage la manière dont une ville se pense et dont une nation se projette.

II. La mer comme droit : équité, santé, beauté et avenir

Le droit à la mer n’est pas une utopie romantique ou nostalgique. C’est un droit de cité. Il s’inscrit dans la lignée du droit à la ville de Henri Lefebvre : le droit à habiter, circuler, contempler, se détendre, respirer, s’émanciper. La mer n’est pas un décor pour riches et initiés, c’est une infrastructure naturelle et commune de santé, de culture et de liberté.

Reconnaître ce droit, c’est :

  • garantir l’accès universel et gratuit à toutes les plages et falaises ;
  • créer une servitude de passage public continue le long du littoral ;
  • imposer des servitudes de vue pour préserver la perspective océanique ;
  • instaurer une fiscalité de justice maritime car ceux qui privatisent le littoral doivent contribuer davantage au bien commun.

Autrement dit : ceux qui s’approprient la mer doivent la payer à la société. C’est une forme de justice environnementale et urbaine qui redonne sens au mot “presqu’île” : une terre ouverte sur l’eau et pour tous, pas un enclos pour privilégiés.

Le droit à la ville a d’autres effets très concrets :

  1. Un espace qui soigne

Les études de santé publique le confirment : l’accès à l’eau réduit le stress, améliore la respiration et augmente l’espérance de vie. Les riverains des littoraux ouverts bénéficient d’une baisse mesurable des maladies respiratoires ou anxieuses. C’est ce qu’ont observé des villes comme Vancouver, Nice ou Barcelone après la création de promenades maritimes accessibles à tous.

  1. Un espace qui remet en mouvement

Là où la mer est publique, la ville bouge. Barcelone a vu la pratique sportive grimper de 35 % après la réouverture de son littoral dans les années 1990. À Cape Town, la promenade de Sea Point (simple bande aménagée face aux vagues) est devenue l’un des plus grands espaces sportifs ouverts et gratuits d’Afrique. Là où l’océan est visible et accessible, les corps se libèrent et la ville respire autrement comme à Copacabana.

  1. Un espace qui rassemble

La plage est un rare endroit où les différences sociales s’effacent. Pas de barrières, pas de clubs fermés, pas de hiérarchies visibles : seulement un horizon commun. Dans un contexte où les inégalités urbaines se creusent, la mer peut redevenir l’un des derniers lieux de cohésion sociale.

  1. Un espace qui protège la ville

Les dunes, les mangroves et les zones humides constituent une ligne de défense naturelle. Restaurer ces écosystèmes coûte trois à dix fois moins cher que les protections dures, selon les évaluations de la Banque mondiale. Dans un pays où plus de 60 % de la population littorale est exposée à l’érosion, ce choix n’est pas seulement écologique : il est économique.

III. Les meilleures pratiques du monde – et ce qu’elles enseignent à Dakar

Les touristes ne traversent pas les océans pour voir des murs : ils viennent chercher la mer. Les villes qui ont réhabilité leurs rivages ont connu des transformations spectaculaires.

Par exemple, Barcelone qui a restitué 4,5 km de plages publiques, éliminé les entrepôts en bord de mer et imposé des servitudes de passage strictes. Sa fréquentation touristique a bondi de 80 % en quinze ans. Casablanca a transformé sa corniche en moteur économique et culturel. Tunis a revitalisé La Marsa et Gammarth grâce à l’ouverture d’espaces littoraux. Vancouver protège 28 km de littoral public par un principe simple : aucune privatisation possible. Nice et Marseille, qui ont rétabli l’accès public aux plages longtemps monopolisées par les concessions privées. Rio de Janeiro interdit toute construction pouvant bloquer la vue sur Copacabana. Etc.

Ces modèles ne sont pas des recettes toutes faites : ce sont des manifestations concrètes d’un choix politique. Et Dakar peut s’en inspirer sans renier son identité.

IV. Pour Dakar : un programme intégré, réaliste et transformateur

Transformer le littoral dakarois nécessite une vision cohérente, portée par l’État, la Ville et les citoyens. Cette vision synthétisée dans un plan “Dakar Ville bleue” associerait urbanisme, environnement, sport, santé, culture et tourisme. Il redonnerait un rôle stratégique au littoral comme ossature du développement métropolitain. Ce plan pourrait s’articuler autour de quelques leviers majeurs :

  1. Restaurer l’accès public

D’abord, garantir un passage continu, gratuit et ininterrompu le long du littoral. Là où des propriétés privatisent ou bloquent, l’ouverture de corridors de passage serait obligatoire – comme cela se fait dans les meilleures législations littorales. Nous devons créer (et surtout appliquer) les nôtres.

  1. Créer un Fonds national du Littoral

Ce fonds serait alimenté par des taxes sur les résidences de luxe, les plus-values immobilières ou certaines concessions touristiques. L’objectif n’est pas punitif : il s’agit que ceux qui bénéficient des rentes maritimes contribuent à financer l’accès universel. Avec ces ressources, Dakar pourrait enfin aménager des espaces sportifs ou de jeux ainsi que des promenades, restaurer les dunes, créer des piscines naturelles, installer un éclairage solaire, renforcer l’assainissement, développer des espaces culturels et sportifs, etc.

La mer deviendrait ainsi un levier fiscal d’équité et un moteur d’urbanisme durable.

  1. Reconvertir les zones polluantes

La baie de Hann, que nombre de voyageurs décrivaient autrefois comme ”la plus belle baie du monde”, doit redevenir un joyau. La relocalisation progressive des industries lourdes, complétée par des projets de reboisement, de purification et de conversion écologique, permettrait de transformer une blessure urbaine en vitrine d’un urbanisme durable. Le même travail sera poursuivi jusqu’à Thiaroye…

  1. Panser les villes oubliées du littoral

À Guédiawaye, Malika, Thiaroye, Rufisque ou Bargny, la mer est là, mais elle repousse. Elle repousse les pêcheurs, les femmes, les enfants, les promeneurs. Elle repousse les familles, envahies par la pollution, les ruines et la montée inexorable des eaux. Ces territoires, pourtant au contact de l’Océan, en subissent les nuisances sans en goûter les bienfaits.

C’est ici que doit s’inventer l’urbanisme littoral de demain avec, par exemple :

  • une promenade écologique à travers la bande des filaos et reliant les quartiers populaires à la mer ;
  • un parc des dunes vivantes, conciliant écologie et loisirs ;
  • un centre de formation à la natation, au sauvetage et au surf ;
  • la reconquête du front maritime historique et un grand projet de résilience côtière mêlant reboisement, digues vertes et relogement digne.
  1. Encourager l’urbanisme tactique

En attendant les grands chantiers structurants, mille petites interventions peuvent changer la perception du littoral : bancs, reboisements, ombrages, fresques, escaliers et sentiers aménagés, marchés artisanaux, festivals, pistes cyclables, kiosques culturels, etc. De petits gestes, mais de grands symboles.

Ainsi, chaque commune peut retrouver son horizon marin, non pas comme un décor, mais comme un espace d’appartenance.

Évidemment. tous ces projets ne pourraient se faire sans une participation citoyenne active. Pêcheurs, jeunes, artistes, universitaires, associations de quartier, architectes, ingénieurs : tous peuvent contribuer. La mer n’appartient à personne en particulier donc elle appartient à tous.

Conclusion : La mer comme horizon politique, social et spirituel

La mer est un territoire matériel, mais elle est aussi un territoire symbolique. Elle touche à l’imaginaire sénégalais : celui des départs, des retours, de la pêche, des prières, des épreuves et des espoirs. La mer guérit, elle apaise, elle rappelle la modestie et la puissance du vivant.

Restituer et garantir l’accès à la mer, c’est retisser un lien intime entre la ville et elle-même. C’est offrir aux enfants des quartiers populaires (ou non) un horizon qu’ils n’ont jamais vu. C’est créer des emplois, développer le tourisme durable, renforcer la cohésion sociale et replacer Dakar au rang de grande capitale maritime.

Si Dakar réussit cette transformation, elle deviendra une ville bleue, une ville plus douce, plus juste, plus respirable. Une ville attractive. Une ville qui se regarde à hauteur d’océan.

En vérité, il ne s’agit pas seulement de rendre la mer accessible. Il s’agit de rendre Dakar à sa nature profonde et de rendre la mer à ceux qui la vivent, la rêvent et la méritent.

Le futur de Dakar se joue dans son rapport à la mer et au monde. Pour que Dakar redevienne, véritablement, la Porte de l’Afrique et que chaque habitant puisse dire autant “j’habite Dakar” que “j’habite la Mer”.

Par Oumar Ba
Urbaniste / Citoyen sénégalais
umaralfaaruuq@outlook.com

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